Ascenseur pour les Toros


Il faut avoir une imagination bien carencée pour penser que l’ascenseur Otis 1930 de l’hôtel Imperator, à Nîmes, sert uniquement à monter dans les étages ou à descendre au rez de chaussée. L’élévateur de l’Imperator, contemporain de la bâtisse, est en réalité un monument historique à classer comme la Maison Carrée et un reliquaire de l’aficion. Son apparence de tabernacle en bois blond vitré s’y prête, sa fonction aussi. Les aficionados conséquents et conscients qui se bousculent après les corridas dans le ravissant jardin de ce palace en faisant crisser le gravier et tinter les glaçons des drinks savent bien que, de Domingo Ortega à Paco Ojeda en passant par les Bienvenida, La Serna, Manolete jeune, Niño de la Palma, Armillita, Lalanda, Carnicerito de Mexico, Arruza, Ordóñez, Dominguín, Pépin Martin Vázquez, Litri, Aparicio, Manolo González, Chicuelo II, Ostos, Pedres, Antoñete, Curro Romero, Pepe Limeño, Diego Puerta, Paco Camino, plusieurs Girón, un seul Cordobés, Paquirri, la Capea, Espartaco et tant d’autres, l’Otis 1930 a vu défiler dans sa cage toute la fine fleur de la «toreria» en route pour une après-midi d’oreilles et de fleurs ou de retours de broncas carabinées.
Le 17 mai 1959 c’est la vague de ses admirateurs qui dépose à sa grille le torero Jaime Ostos. Le 7 aout 1960 c’est Antonio Ordóñez que la marée des épaules laisse à sa porte en fer forgé. Le 17 mai 1964 et le 23 mai 1983 l’océan vociférant des enthousiasmes vient battre à sa cabine et lui offre deux idoles qui viennent de faire chavirer les arènes quelques centaines de mètres plus bas : El Cordobés et Paco Ojeda, remontent dans les étages et vers des Olympes meublés provençal sur fond de tissus «Souleiädo.» L’Otis 1930, agent de transmission ascensionnelle et medium à commutation électrique entre le sacré en habit de lumières et le profane en  élégante chemisette Lacoste , pantalon tergal, indéfrisables émus et du jour et robes Givenchy , fait apparaître dans un délicat grincement ces demi-dieux lointains aux paillettes parfois tâchées de sang. Quelques élus les accompagnent dans leur élévation. Mais par le prosaïque escalier. Ils s’évaporent vers les hauteurs dans un bouquet de murmures admiratifs, un orage sec de bravos et le regard mascara  des jolies dames. Ce qui se passe ensuite n’est plus à la portée du commun des mortels. L’Otis 1930 qui les ravit à l’admiration des aficionados ou des curieux les fait aussi redescendre sur terre en habit civil. On les voit parfois, les matins étrangement silencieux des corridas, errer sur le gravillon du jardin  comme des sortes de moines pensifs, renfrognés, absents et qui tourneraient à vide dans un cloître chic et ouaté comme pour mieux bercer l’angoisse qui monte.
L’angoisse de l’ascenseur vers les cinq heures de l’après-midi.


Jacques Durand  

Texte de 1987