L'écrivain José Bergamín
pensait que gracier un toro, c’était trafiquer avec son âme et lui voler sa
mort. Il n’aurait pas été content de la saison 2002. Quatorze toros ont été
graciés et ce chiffre record ne prend pas en compte les novillos dont on a,
comme on dit, pardonné la vie, comme le magnifique Pescaluno dans les arènes de
Lunel le 21 juillet. En regard de la statistique, quatorze toros de corrida sur plus de 5600
estoqués en 2002, peut paraître chiche. En regard du principe de rigueur d'exceptionnalité
qui autorise l'indulto de
toros, c’est beaucoup. En regard du règlement taurin qui interdit la grâce dans
des arènes de troisième catégorie, c’est une entorse puisque neuf d'entre eux
sont sortis vivants d'obscures arènes comme Inca, Olmedo ou Valencia de Don
Juan, voire de plaza de dernière catégorie comme la Puerta de Ségura où le 22
septembre, Manuel Diaz el Cordobés a fait gracier Ganador de l’élevage de
Zalduendo. Cela dit Ganador n’était pas un inconnu né sous X puisque, par sa
mère la vache Ganadora, sœur de la vache Invencible, il est cousin du toro
Invencible, toujours de Zalduendo, gracié à Arles par El Juli en septembre
2001, et le digne fils d’un digne papa-novillo gracié à Coria.
Même
si les toros graciés ne deviennent pas forcément de bons reproducteurs, la
récurrence de bons toros issus du «sang»
de rescapés n’est pas accréditée à une seule coïncidence. Ainsi l’historique Velador
de Victorino Martín «indulté» à Madrid en 1982 donnera à ses fils et
petits-fils, cette façon de baisser la tête et cette ampleur de course dans les
attaques qui avaient fait l’admiration du public. L’un d’eux aura d' ailleurs
la vie sauve à Olivenza, ce qui n’est pas non plus un critère absolu.
L’excellent novillo Inventor de Fuente Ymbro, à qui César Jiménez a coupé une
oreille lors de son solo d’avril 2002 à Madrid, était le fils de la vache
Inventora et du toro Islote gracié en 1994 à Cabra de Santo Cristo près de
Jaén. Quand le 26 novembre 1999, à Lima, Ponce a coupé les deux oreilles et la queue
de Halcon de Juan Pedro Domecq, il n’a pas été surpris par la classe du toro
qui fera une vuelta posthume. Il avait fait gracier un autre Halcon, même
élevage et même famille, en 1996 à Murcie.
Cela dit le pardon de la vie des toros et son inflation contreviennent totalement à l'instruction numéro 15 du 15 mars 1993 envoyée aux gouverneurs des régions par le ministère de l'Intérieure espagnol. Elle précise aux gouverneurs que pour l' indulto, il est indispensable que la bête ait chargé le cheval avec bravoure à trois reprises au moins. Combien de toros graciés en 2002 ont-ils pris trois piques, à part Pescalune ?
Cela dit le pardon de la vie des toros et son inflation contreviennent totalement à l'instruction numéro 15 du 15 mars 1993 envoyée aux gouverneurs des régions par le ministère de l'Intérieure espagnol. Elle précise aux gouverneurs que pour l' indulto, il est indispensable que la bête ait chargé le cheval avec bravoure à trois reprises au moins. Combien de toros graciés en 2002 ont-ils pris trois piques, à part Pescalune ?
Depuis 1998 sur les 48 toros adultes indultés, un seul l’a été dans une arène
de première catégorie où le toro doit recevoir au minimum deux piques: il s’agit
de Zafiro de Torrealta combattu le 9 juillet 2000 à Barcelone par Finito de
Córdoba.
L’idée que la bravoure se teste avant tout aux piques est en train de se diluer dans une équivoque ou une autre définition de son concept.
Ce qui est maintenant considéré comme de la bravoure par des publics peu regardants - et également par des toreros qui y trouvent leur avantage -, c’est moins l’envie du toro d’en découdre avec les picadors que sa mobilité au moment de la faena de muleta. Dans notre époque de toros plutôt statiques, la capacité du toro à bien se déplacer vient alors comme critère unique, qui ne prend même plus en compte la façon, par exemple, dont le toro met avec bravoure ou non la tête dans la muleta.
Comme la sensibilité du public évolue et que l' âpre combat de la pique passe malheureusement de mode au profit de la faena de muleta, on gracie des toros d' une seule pique pour la seule raison qu'ils ont «duré» longtemps dans le dernier tiers du combat, parce que le torero ne les a pas épuisés avec une tauromachie de mains basses. Le toro «bon», sous-entendu bon pour le spectacle, remplace le toro bravo et le refus de la grâce par un président scrogneugneu apparaît comme une attitude «dictatoriale» et non comme la défense d’une éthique. Le 8 octobre 2000 à Montoro, Canales-Rivera refuse de tuer Cartuchero, toro de Ana Romero dont la grâce est demandée par le public et au motif «qu’il n'allait pas tuer un si bon animal». Cartuchero rentre vivant au toril mais le président de la course hostile à l'indulto le fait abattre. Le 27 août dernier à Almería, le refus par le président de sauver la vie du toro Becado, qui n’avait pris qu'une pique, lui vaudra une grande bronca.
Le refus d’estoquer un toro peut avoir des effets croquignolets. Dans les années 70, l’extravagant torero Diego Bardon se défend un jour de tuer un toro, au lieu de lui mettre un coup d’épée entre les omoplates il lui offre des cœurs de laitue. L’affaire fait grand bruit, jusque dans la presse anglaise. Bardon est invité en héros par la SPA de Londres pour faire une conférence. Elle ne durera pas longtemps. Après quelques mots, le torero sort de son sac une poule vivante et, devant l’assistance horrifiée, la décapite d’un coup de dent. Bardon, qui toréait avec deux muletas et fait maintenant le marathon de NewYork en courant à l' envers et en mangeant du jambon, faisait partie avec Fernando Arrabal du mouvement Panique. Dont acte.
Justifiée ou non, scandaleuse ou pas, la grâce d’un toro est comme la poule aux oeufs d'or. Le public pense avoir assisté à un spectacle «exceptionnel» et, pour l’organisateur, c'est un bon coup de pub. L’indulto, en 2001, de Descarado à Nîmes, a été relayé jusque dans les journaux télévisés hongrois.
Pour l’éleveur, la grâce est gratifiante pour son image et son négoce, même s’il doit rembourser à l’organisateur le prix du toro qu’il ramènera chez lui après les soins.
Pour le torero, qui n’a pas ainsi à gâcher une bonne faena par un coup d’épée raté, c'est une fierté supplémentaire puisque c’est grâce à son intelligence et à sa technique qu’un toro est sorti vivant de cette histoire où le sentiment peut parfois jouer un rôle.
Le 19 août 1945 à Caracas, c’est par amitié que l'ancien matador Bolivita, devenu vacher, fera gracier le toro Brillante. Ils s’étaient connus dans les enclos de la Plaza, où Brillante jouait les toros remplaçants jusqu' au jour où il est programmé pour être combattu. Avant sa sortie du toril, Bolivita manifeste dans la contre-piste. Il brandit une pancarte où est écrit: «Au nom de Dieu et de Bolivar, graciez Brillante.» Pas d’effet. Au moment où le torero Manuel Torres s’apprête à estoquer son ami, Bolivita à genoux demande son indulto puis entre en piste, appelle Brillante et le caresse. Le public bouleversé demandera et obtiendra la vie sauve pour Brillante.
Même aventure mais final différent pour Civilon, toro si noble de Cobaleda que, dans son élevage, les enfants du régisseur lui montaient sur le dos. Combattu au printemps 1936 à Barcelone, Civilon reconnaît en piste la voix de son régisseur, se dirige vers lui, se laisse caresser. Emotion générale. Il n’est pas tué. Pour peu de temps. La guerre civile éclate en juillet et le toro coincé par le coup d’Etat dans les corrals de Barcelone sera abattu pour être mangé.
Pour Manzanares, la grâce du toro Ganador de Juan Pedro Domecq, qu’il avait obtenue à Murcie en septembre 1994, sonnera comme la prise de conscience d’une responsabilité nouvelle: «Maintenant que je me passionne pour l’élevage, je ressens pour le toro ce que je ne ressentais pas avant. C’est pour ça que lorsque je vois un toro aussi bon que celui de Murcie, ça me paraît comme un crime de ne pas le sauver.»
L’idée que la bravoure se teste avant tout aux piques est en train de se diluer dans une équivoque ou une autre définition de son concept.
Ce qui est maintenant considéré comme de la bravoure par des publics peu regardants - et également par des toreros qui y trouvent leur avantage -, c’est moins l’envie du toro d’en découdre avec les picadors que sa mobilité au moment de la faena de muleta. Dans notre époque de toros plutôt statiques, la capacité du toro à bien se déplacer vient alors comme critère unique, qui ne prend même plus en compte la façon, par exemple, dont le toro met avec bravoure ou non la tête dans la muleta.
Comme la sensibilité du public évolue et que l' âpre combat de la pique passe malheureusement de mode au profit de la faena de muleta, on gracie des toros d' une seule pique pour la seule raison qu'ils ont «duré» longtemps dans le dernier tiers du combat, parce que le torero ne les a pas épuisés avec une tauromachie de mains basses. Le toro «bon», sous-entendu bon pour le spectacle, remplace le toro bravo et le refus de la grâce par un président scrogneugneu apparaît comme une attitude «dictatoriale» et non comme la défense d’une éthique. Le 8 octobre 2000 à Montoro, Canales-Rivera refuse de tuer Cartuchero, toro de Ana Romero dont la grâce est demandée par le public et au motif «qu’il n'allait pas tuer un si bon animal». Cartuchero rentre vivant au toril mais le président de la course hostile à l'indulto le fait abattre. Le 27 août dernier à Almería, le refus par le président de sauver la vie du toro Becado, qui n’avait pris qu'une pique, lui vaudra une grande bronca.
Le refus d’estoquer un toro peut avoir des effets croquignolets. Dans les années 70, l’extravagant torero Diego Bardon se défend un jour de tuer un toro, au lieu de lui mettre un coup d’épée entre les omoplates il lui offre des cœurs de laitue. L’affaire fait grand bruit, jusque dans la presse anglaise. Bardon est invité en héros par la SPA de Londres pour faire une conférence. Elle ne durera pas longtemps. Après quelques mots, le torero sort de son sac une poule vivante et, devant l’assistance horrifiée, la décapite d’un coup de dent. Bardon, qui toréait avec deux muletas et fait maintenant le marathon de NewYork en courant à l' envers et en mangeant du jambon, faisait partie avec Fernando Arrabal du mouvement Panique. Dont acte.
Justifiée ou non, scandaleuse ou pas, la grâce d’un toro est comme la poule aux oeufs d'or. Le public pense avoir assisté à un spectacle «exceptionnel» et, pour l’organisateur, c'est un bon coup de pub. L’indulto, en 2001, de Descarado à Nîmes, a été relayé jusque dans les journaux télévisés hongrois.
Pour l’éleveur, la grâce est gratifiante pour son image et son négoce, même s’il doit rembourser à l’organisateur le prix du toro qu’il ramènera chez lui après les soins.
Pour le torero, qui n’a pas ainsi à gâcher une bonne faena par un coup d’épée raté, c'est une fierté supplémentaire puisque c’est grâce à son intelligence et à sa technique qu’un toro est sorti vivant de cette histoire où le sentiment peut parfois jouer un rôle.
Le 19 août 1945 à Caracas, c’est par amitié que l'ancien matador Bolivita, devenu vacher, fera gracier le toro Brillante. Ils s’étaient connus dans les enclos de la Plaza, où Brillante jouait les toros remplaçants jusqu' au jour où il est programmé pour être combattu. Avant sa sortie du toril, Bolivita manifeste dans la contre-piste. Il brandit une pancarte où est écrit: «Au nom de Dieu et de Bolivar, graciez Brillante.» Pas d’effet. Au moment où le torero Manuel Torres s’apprête à estoquer son ami, Bolivita à genoux demande son indulto puis entre en piste, appelle Brillante et le caresse. Le public bouleversé demandera et obtiendra la vie sauve pour Brillante.
Même aventure mais final différent pour Civilon, toro si noble de Cobaleda que, dans son élevage, les enfants du régisseur lui montaient sur le dos. Combattu au printemps 1936 à Barcelone, Civilon reconnaît en piste la voix de son régisseur, se dirige vers lui, se laisse caresser. Emotion générale. Il n’est pas tué. Pour peu de temps. La guerre civile éclate en juillet et le toro coincé par le coup d’Etat dans les corrals de Barcelone sera abattu pour être mangé.
Pour Manzanares, la grâce du toro Ganador de Juan Pedro Domecq, qu’il avait obtenue à Murcie en septembre 1994, sonnera comme la prise de conscience d’une responsabilité nouvelle: «Maintenant que je me passionne pour l’élevage, je ressens pour le toro ce que je ne ressentais pas avant. C’est pour ça que lorsque je vois un toro aussi bon que celui de Murcie, ça me paraît comme un crime de ne pas le sauver.»
Jacques
Durand
Publié dans Libération Février 2003
Tableau Rafael Sánchez de Icaza - Photo © DR