Diamante Rubio, Natural de Graná

Luis Gomez Sanchez
 
est mort le matin du vendredi 21 mars 2003 dans un hôpital de Valencia. Infarctus. Il vivait sur le «à votre bon cœur» des autres. C’est le sien qui a lâché. Il avait 71 ans. La Vierge Valenciana de los Desamparados, qui avait sa dévotion, avait dû tourner la tête. Il a été incinéré. Luis Gomez Sanchez, ça ne dira rien à personne. Diamante Rubio, oui. Diamante Rubio surnom de Luis Gomez Sanchez était célèbre dans toutes les plazas de toros, d’Andalousie surtout et aussi celle de Madrid. On l’y  croisait  à l’hôtel Persal, à portée de juron  de l’hôtel Victoria, celui des toreros quand il l’était encore. Diamante surveillait son lieu de travail. Son décès a même été  annoncé dans l’éphéméride du Ministère de la Culture et de l’Education du Paraguay, où il n’avait jamais mis les pieds. Et pour cause. On n’y donne  pas de corridas. Qué barbaridad ! Les cendres du Diamant Blond, mais en réalité plutôt roux, n’ont été réclamées par personne de sa famille. Est ce qu’il en avait une ? Oui, celle du toro.  Alors l’ex torero et aujourd’hui apoderado Santiago Lopez les a récupérées pour les ramener à Granada, patrie du «Diamant».«Graná» comme il disait.
Et comme c’était inscrit sur sa carte de visite, avec la ponctuation d’origine : «Diamante Rubio, natural de Graná, la tierra mía, novillero caído de un cuadro antiguo,  i pum !, a la disposición de ustedes !, que Viva la buena voluntad !  Que de eso vivimos, y  Viva la fiesta nacional ! Amen. Calle Barrancos de los Negros, Sacromonte, Granada. » Où les cendres de ce «novillero tombé d’une vieille peinture» ont été répandues après deux offices religieux dans deux églises de la ville. Une partie sous un olivier, une autre dans le coin dit San Miguel du quartier du Sacromonte où il Vivait et dans son jardinet à coté de sa maison. Une ancienne grotte de gitan mais bien aménagée. Le crépi, d’un beau rouge framboise, de sa façade était décoré d’azulejos représentant la Maestranza de Séville, des chevaux et des toros dans le campo, une vue de l’Alhambra, une marine. L’Andalousie. Aux fers forgés  de ses deux fenêtres vert bouteille, des paires de banderilles, un petit toro en métal doré, un cœur. Il y régalait ses amis, dont quelques illustres tel Alvaro Domecq, avec le meilleur jambon et du vin de Jerez y compris le rarissime Botaina. Si Diamante Rubio avait oublié de passer inaperçu c’est que la discrétion était contraire à son office et la retenue une cause de chômage. Son office ? Aller de feria en feria, «pegar el toque», faire à lui seul la claque dans les gradins, animer le public, beugler les louanges, monnayables bien sûr, des toreros, développer son petit commerce. Il vendait de petites cannes en osier, des stylobilles en forme d’épée, des bonbons qu’il sortait de ses poches, du tabac, son enthousiasme. Sa  grosse voix était son outil de travail. La bonne volonté d’autrui  son marché. De tous les autruis.
Pas de jaloux. A Almería il criait «Viva Almería et la Virgen de la Mar» ; à Alicante «Viva Alicante y las hogueras de San Juan», à Málaga «Viva Málaga, la malagueta et ses bons aficionados» à Valencia «Viva Valencia, Viva Las Fallas» et au Puerto de Santa María «Olé pour l’aficion du Puerto de Santa  María» etc, etc. Et pour finir : «Olé, olé y olé , Viva España y la fiesta nacional» et «Musica maestro !». S’il était venu à Rodez nul doute qu’il l’aurait vanté  comme le meilleur pays du monde et  clamé que les ruthénois étaient des types comme on n’en fait plus. Une fois à Sanlucar de Barrameda un spectateur l’engueule : «Callate !», -ferme-la !-. Et lui, tío Luis, le type aux petites cannes, l’OS du dithyrambe, le forçat de l’éloge : «Qu’est ce que tu dis, coño. Tu vois pas que je suis en train de travailler !»  Aux toreros, enfin à ceux qui le matin à l’hôtel lui avaient graissé la patte pour leur donner de la voix, il jetait des brassées de compliments : «Quel torero !»«Quel torerazo !», «Phénomène»«Vive la mère qui t’a mis au monde», «Et cette véronica !», «Quel art !»Oui, même à Tomás Campuzano il pouvait crier «Quel art !».
Faire monter la température dans les gradins, convaincre les spectateurs, les contaminer avec son admiration tarifée c’était son turf. On ne pouvait pas le rater. Diamante était gras, avec une grosse figure rouge, une casquette à carreaux, de grosses lunettes sans verre et à travers quoi il se frottait les yeux à la grande stupéfaction de ses voisins. Il fumait avec un porte cigarette et arborait un mouchoir rouge en pochoir. Le matin des corridas on le voyait trônant dans les fauteuils de luxe des  luxueux ou moins luxueux hôtels taurins,  avec son petit bouquet de fines cannes dans un sac en plastique du Corte Inglès. Il piquait un petit roupillon. Il alpaguait les valets d’épées, levait l’impôt révolutionnaire mais n’a jamais pourri les toreros, peu, qui refusaient cracher au bassinet pour l’exaltation publique de leur talent vrai ou vraiment caché. Simplement il disait, celui là, il ne m’a rien donné, alors pour l’applaudir, il n’a qu’à demander à son père. 
Pas de tarif officiel pour la claque mais une sorte d’usage. On sait que les plus généreux, Tomás Campuzano, Espartaco pouvaient lui donner 5000 pesetas  pour  une apologie  vraiment dodue : «Maestro ça c’est toréer !»  «Maestro quelle composition !», «Maestro vous êtes un monstre !».Ou, variante «Un morceau de monstre !» La rumeur du mundillo le disait riche. On ne sait pas. Mais il savait aussi donner. Peu avant sa mort il avait signé un chèque de 150 euros en faveur des sinistrés galiciens du pétrolier Prestige. Il l’avait envoyé au président de la Comunidad, l’ancien ministre de Franco, Fraga Iribarne avec ce message : «A Manuel Fraga, président de la Junta de Galicia, de la part de Diamante Rubio.» Il prétendait au journaliste taurin Benlloch qui l’interviewait qu’il allait chanter dans les prisons et avait écrit des paroles d’un  cante pour Camaron : «La plainte, l’eau du fleuve et l’après midi, une saeta, et les tours de l’Alhambra ont pris un deuil de lierre.» Et Benlloch : «C’est vraiment de toi ?». Réponse du Diamant : «Qu’importe. Ça appartient à qui ça donne de l’émotion.»  Sa carte de visite,  ostensiblement fausse, ne cachait pas l’étendue de son industrie : «Diamante Rubio, prénom Luis. Technicien diplômé en activités diverses, cachées ou à la vue de tous, avec une influence particulière sur les guichets des arènes. Bureau ouvert de onze heures du soir jusqu'à l’heure présente.» Activités diverses. 
Diamante Rubio venait de l’Espagne de la faim, «el
hambre» et cachait sa picaresque
 ingéniosité  sous les oripeaux du pittoresque taurin. Abandonné à sa naissance il a d’abord été élevé par les bonnes sœurs de l’hospice de Granada. Un hospice qui servait aussi d’asile de fous et de conservatoire de musique. Il y avait donc côtoyé les filles mères, les enfants trouvés, les vieux que personne ne cherche plus, les fous, les joueurs de violon, les déchiffreurs de bécarres. Ce qui  donne une jolie perspective sur l’existence.  Son université avait été la rue. Mille métiers, évidemment : cireur de chaussure, homme à tout faire de cirque misérable, torero comique et même chien de garde. On le mettait sur des camions de fruits, il devait aboyer quand des morts de faim, profitant d’une cote un peu dure, essayaient d’en voler. Il a bien tâté de la tauromachie sérieuse. Ça n’a pas marché. Les toros lui faisaient trop peur. S’il a gagné un peu d’argent comme novillero c’est pour faire la promotion de matelas. On l’exposait dans une vitrine habillé en torero et en train de dormir. La réclame disait «Novillero au repos».  Gros succès. Ses premiers pas d’animateur de foules, il les a faits avec le football pour le club de sa Granada. Il était chargé de perturber les gardiens de but adverses. Son triomphe est d’avoir fait, dans sa ville, prendre 3 buts au grand Ramallets, goal international de Barcelone. Il s’était placé derrière les buts avec 3 gaillards munis de couteaux comacs et pendant 90 minutes avait accusé Ramallets  de coucher avec sa sœur à lui Diamante. Ramallets le cherchera tout un jour  à Grenade pour lui casser la figure. Mais, pour lui, le monde du football  manquait de sentiment et de folie. Pas comme le mundillo des toros : chaleureux, tordu, inoubliable.
Alors olé, olé y olé, viva la fiesta nacional, Espartaco y la madre que le pario.  

Jacques Durand


Texte de 2009


Photo: Haut Manuel Cascales Guindos. Bas © DR