Fernando Villalón, poète et ganadero

Il y a soixante-dix ans, le 8 mars 1930, mourait à Madrid, à 49 ans, des suites d'une opération des reins, Fernando Villalón-Daioz y Halcón, comte de Miraflores de Los Angeles, éleveur de toros bravos, poète, théosophe, spirite, hypnotiseur et inventeur d'un ersatz de charbon qui explosait à la figure. Un homme mythifié de son vivant, un «cheval flamboyant par les futaies perdues», selon son ami, le poète Rafael Alberti. Flamboyant et emballé Villalón, fils de riches propriétaires terriens andalous, naît riche à Séville en 1881 et meurt ruiné dans le Madrid convulsé de la préguerre civile où Alberti le croise par hasard dans une rue du quartier de Salamanque comme il le rapporte dans la Futaie perdue. Villalón est seul, fauché, malade, triste, silencieux. Alberti l'interroge sur la situation agitée de l'Espagne et de la seconde République, menacée par les forces de droite. Villalón, depuis longtemps en rupture de classe, lui répond : «Ne nous faisons pas d'illusion. Tant que tu ne verras pas la Guardia Civil crier dans les rues "Vive la République" rien ne changera.»
 Il mourra quelques jours plus tard. A sa demande, il sera enterré dans son habit andalou de ganadero, bottes aux pieds, éperons aux bottes, sa grosse montre en argent en état de marche dans son gilet. Remontée, selon la légende, pour plusieurs heures de tic-tac posthume afin que - écrira Alberti - «Á une heure pile les îles disparaissent et qu'à deux heures pile les têtes des toros les plus noirs deviennent blanches». Villalón, décrit par ses proches comme rude et raffiné à la fois, aimant la blague et la poésie, ami de Garcia-Lorca, d'Alberti et du torero Ignacio Sánchez Mejías, l'avait demandé dans ses Romances del 800 : «Qu'on m'enterre avec les éperons/Et la mentonnière au menton/Car j'ai toujours été un mal élevé/qui a renié son origine »
Villalón, né señorito andalou, préférait l'Andalousie populaire, lyrique, du Campo, de la Marisma du Guadalquivir et des toros sauvages. Il la célébrera dans les 3775 vers de son recueil Basse Andalousie, dans le recueil gongoriste de La Toriada (1), dans les poèmes de Romances del 800. A la compagnie des gens de sa classe il préférait celle des gitans, des gardiens de toros, des valets de ferme, des apprentis toreros ou des bandits populaires comme Pernales, un bandolero poursuivi par la Guardia Civil à qui, selon la légende, il aurait proposé une cachette sûre. D'en faire un gardien de ses toros dans sa propriété de La Ciñuela dans les immenses marais du Guadalquivir. «Merci Don Fernando, aurait répondu l'assassin Pernales, mais la Guardia Civil fait dénuder les vachers pour vérifier s'ils ont comme moi la cicatrice d'une de leurs balles.» Il sera abattu par les fusils Mauser de la «Benemerita» peu de temps après. Villalón lui consacrera un poème : «Où vas-tu avec ta jument/A qui il manque un fer/Quand, dans les ravins de la rivière, /Sont postés les carabiniers.»
C'est cette Andalousie plus quelques figures mythologiques qui sont au cœur de son œuvre poétique, analysée en France par Jacques Issorel (2). La Basse Andalousie, celle du delta du Guadalquivir encore relativement sauvage, portait au mirage poétique né de la lumière, de la solitude des marais, de la référence mythologique. Ainsi, a-t-on longtemps cru que beaucoup de toros bravos élevés dans la Marisma du Guadalquivir avaient la tête blanche. En réalité, lorsqu'on les observait au lever ou au coucher du soleil, on les confondait avec les centaines d'oiseaux blancs, les pique-bœufs, qui picoraient leurs parasites sur leurs dos. Le mirage est devenu une vérité plausible comme chez ce fou de Villalón, qui pouvait s'arrêter net pour, une baguette à la main, pour suivre un lièvre dans un champ. Mais le comte de Miraflores de Los Angeles ne poursuivait pas que des lièvres. Ses lubies scandalisaient la bonne société sévillane. Une fois, il était resté six mois dans une cave en mangeant des légumes, en compagnie de chèvres et d'un crapaud : il voulait atteindre le nirvana. Une autre fois, il avait échangé des oliveraies contre un îlot à l'embouchure du Guadalquivir pour pouvoir y chasser des Néréides et autres divinités d'eau douce. Il achetait de vieilles croûtes pensant que dessous se cachaient de vrais Murillo. Selon Alberti, la rumeur courait de son vivant qu'il aurait, en prononçant une malédiction, asséché un jour toutes les fontaines du village andalou d'El Cuervo.
Mais son grand rêve comme éleveur était de produire des toros aux yeux verts. Il avait acheté 110 vaches de mauvaise qualité au ganadero Adalid et croyait pouvoir retrouver la race originelle du toro bravo puisque, d'après lui, le premier torero n'était autre qu'Hercule, lorsque, dans le delta du Guadalquivir, il avait volé les toros rouges du tyran Geryon. Il ne produira en réalité que des toros intoréables qu'Ignacio Sánchez Mejías a affrontés le 7 septembre 1913 à Madrid lors de sa présentation comme novillero. Villalón voulait élever des toros très rustiques et très sauvages pour en revenir à la vérité primitive du combat tauromachique que Belmonte et, avant lui, El Espartero avaient, selon lui, fourvoyé en imposant aux publics et aux éleveurs des toros adaptés à leur tauromachie. Cela ne l'empêchera pas de vendre son élevage à ce même Belmonte et de consacrer à l'enterrement d'Espartero, tué par le Miura Perdigon, un de ses plus célèbres poèmes : «De noirs caparaçons/Portaient les huit chevaux noirs/Noirs sont leurs harnais/Et noirs sont leurs plumets/... Huit chevaux tiraient/Le corbillard d’Espartero.» 

L'étrange Villalón se ruinera à chercher dans la solitude magique de la marisma les toros aux yeux verts, une entreprise folle que Pablo Neruda cite dans son Canto General : «Tu me montreras la mer où sardines/Et olives se disputent le sable, /Et ces prairies avec leurs toros aux yeux verts/Que Villalón (un ami qui, lui non plus, /N'est pas venu me voir, car il était au cimetière) avait ici!!!!»
Quelques heures après sa mort on ouvrira son testament en présence notamment de Conchita, sa compagne gitane, et de son frère Geronimo. Villalón, qui vivait dans la misère avec Conchita, y maudit son frère : «Je maudis mon frère Geronimo jusqu'à la cinquième génération. C'est lui qui a été la cause de biens de mes malheurs. Je ne lui laisse rien. En revanche à Conchita, cette femme admirable, compagne de toute ma vie, qui allait avec moi dans les champs ramasser des plantes sauvages, je laisse divers tableaux de Murillo...» Qu'importe s'ils étaient faux. Sa montre battait peut-être vraiment encore sur son cadavre. Quant à ses toros, Belmonte, qui les lui avait achetés pour le renflouer, les vendra au Mexique. Un peu de leur sang court, qui sait, dans les élevages de Matancilla et de la Punta, près de Jalisco.


Jacques Durand


(1) Fernando Villalón, La Toriada (éd. Mare Nostrum, Perpignan).
(2) Jacques Issorel, Fernando Villalón ou la rébellion de l'automne (université de Perpignan, 1988)




Photo © DR - Peinture Fernand Le Quesne