Il
était depuis quelques jours un peu patraque, il ne mangeait plus. Et puis, le
30 juillet vers 18 heures, il s’est couché. Pour se relever une heure plus
tard. Pour peu de temps. Un peu après 19 heures, il s’est allongé sur le côté,
et Arthur Girard et sa fille ont essayé de le faire boire. Il agonisait. Jean
Lafont est venu vers 20 heures 30. Il vivait encore, et Arthur Girard près de
sa tombe les yeux rougis dit que « c’est
comme s’il avait attendu pour mourir ». A
21 heures Jean Pierre Durieu est arrivé. Trop tard. Il était mort. Encore
chaud. Il s’est éteint « comme une
flamme ». Il avait 25 ans. Il s’appelait Ventadour. Il était à la
retraite depuis le 28 octobre 1984. C’était un taureau de Camargue le plus
vaillant taureau cocardier de ces vingt dernières années voire plus. Il
pourrait être dans le Panthéon camarguais le digne successeur du légendaire
Sanglier mort au Cailar dans la cour de son manadier Fernand Granon le 23
octobre 1933.
Lorsqu’il
n’était que le petit gamin du gardian Paulin Girard, Arthur, lui avait donné à
manger au Sanglier comme il a nourri Ventadour pendant 10 ans. Mais Arthur il a
maintenant plus de 65 ans. Fernand Granon est mort depuis longtemps
(1963) et depuis une trentaine d’année « sa race » et ses pacages
sont passés entre les mains de Jean Lafont parce que ce petit fils d’un notaire
d’Aimargues né à Saigon d’un père avocat et d’une mère russe lui avait promis
de ne jamais croiser « ce sang ».
Le
31 juillet 1963 Fernand Granon meurt, et le 31 juillet 1993 vers midi,
Ventadour fils de Gitane III et de Lusignan est mis en terre droit debout au
mas Sainte-Anne près d’Aigues-Mortes devant la garde des fidèles d’entre les
fidèles.
Une
quinzaine de personnes. Il a été descendu avec des cordes dans le trou creusé
près d’un grenadier et avec de sable on a soigneusement calé sa tête haute.
Contrairement aux autres fameux cocardiers qu’on enterre en direction du sud
des Saintes Maries de le Mer, Ventadour regarde maintenant le nord, la tour
d’Anglas son pâturage d’été. Sur sa tombe,
Jean-Pierre Durrieu son gardian a, en larmes, prononcé quelques mots. Arthur et
sa femme Paulette ont placé deux pots de géranium, planté un bouquet de
saladelles et une pierre levée sur le tumulus. Plus tard il aura une dalle
gravée, parce que dit Paulette « avec
tout ce qu’il a apporté a la manade il le mérite bien ». Ventadour
se louait autour de 10000 francs, la course et une fois son cachet est monté
jusqu’à 25000 francs à Port Saint Louis du Rhône. Sa tombe est près du mas.
Pour pas que des « fanatiques » ne viennent couper sa tête afin de la
faire naturaliser ou ne volent ses cornes en souvenir. Jean Pierre Durrieu
avait averti : "celui qui
touche un poil de la dépouille de Ventadour, il ne mettra plus jamais les pieds
à la manade »
L’histoire
entre lui et ce petit biòu, né d’un gros sang a commencé en Novembre 1968. Au
cours de la transhumance d’hivernage du troupeau, Jean Pierre Durrieu a,
suivant la marque de la manade Lafont et pour le reconnaitre ultérieurement,
taillé au couteau l’oreille d’un veau rachitique né en avril et qui avec deux
autres n’arrivaient pas à suivre le rythme. Il risquait de se perdre dans la
manade voisine de Blatière.
Ou de se noyer ou de mourir d’épuisement. C’est ce
qui est arrivé. Ce veau « maigroustel », ce « caganis »
dernier rejeton de Gitane III, une vieille vache de vingt ans au lait presque
épuisé s’est égaré avec les deux autres dans les marais du Trop Long. Mais
trois jours après il retrouva les pâturages de Sainte Anne. Les deux autres
seront morts.
A cause de son rachitisme, Ventadour commencera
tard sa carrière de cocardier, à cinq ans à l’occasion d’une fête champêtre
organisée à Sante Anne par la CGT. On ne sait pas si c’est because la CGT mais
il deviendra un cocardier presque impossible à raseter sur la corne gauche.
À
droite seul les très grands, Castro, Siméon et Chomel parviendront à attaquer
régulièrement ce biòu très souple qui à sa sortie du toril faisait à toute
allure plusieurs tour de piste comme pour s’échauffer avant la bagarre. Il
avait une tactique un peu particulière. Explication de Jacky Siméon « Contrairement à d’autres taureaux qui
s’élancent dès qu’ils voient le raseteur démarrer sa course. Lui, laissait un
peu venir le type et là il se jetait sur lui en lui coupant le terrain et sans
se réserver de toutes ses forces. Il ne s’est jamais découragé. C’était un vrai
métronome ; il allait jusqu’au bout ».
Même
âgé Ventadour exprimera cette « caste ». Simplement de temps en
temps, il récupérait en tournant le dos aux raseteurs, le mufle contre la
barrière. Mais c’était pour repartir de plus belle. Paradoxe. Ventadour qui a
bousculé, renversé, coincé tous ceux qui l’ont raseté n’a jamais blessé un
raseteur. Comme si donner un coup de corne lui répugnait, comme en 1984 à
Mouriès où il a placardé le jeune Laurent Baldet contre les planches. Puis il
s’est reculé sans le toucher alors qu’il était par terre à sa portée. Jean
Pierre Durieu et Jacky Siméon ont le même mot pour désigner cet
« angélisme » : la noblesse. Et une noblesse intelligente. Pour
Jacky Siméon, Ventadour savait en piste qu’après un raset il en viendrait un
autre et s’y préparait comme, d’après Jean Pierre Durrieu, il savait dans ses
pâturages qu’on venait le chercher pour courir quelque part sous les platanes
et que ce combat n’était qu’un jeu.

Historique quart d’heure. Il
commence moderato. Puis Jacky Siméon, Jean Marc Tognetti le gaucher. Georges
Rado, Chomel, Castro attaquent. La bagarre met Ventadour en jambes. Il se
déchaîne, répond aux assauts, les gradins sont debout. Les cinq dernières
minutes sont à couper le souffle. Marmuggi s’élance, il est placardé à la
barrière. Georges Rado et Jacky Siméon sautent en catastrophe. Max ne peut en
faire autrement. Ventadour l’expédie dans la contre-piste. Les ovations ne
s’arrêtent pas. Pas plus que l’air de Carmen joué en permanence et que personne
dans le vacarme n’entend plus. Ventadour charge dans tout les sens, ramène
droitiers et gauchers à la barrière. A une minute de la fin Chomel s’élance.
Ventadour a vu et a compris. Il pivote d’un coup sur ses pattes arrière, comme
lui seul sait le faire, et coupe la route du raseteur ? Bras de fer. La
barrière est à dix mètres. Chomel est dans les cornes. Il s’appuie sur le front
du taureau et le taureau pousse et galope à fond. Tognetti tente de
s’interposer. Ventadour l’ignore. C’est Chomel qu’il veut, c’est Chomel sa
cible. Son histoire c’est avec Chomel. Encore cinq mètres, deux mètres, un
mètre. Le couple est indissociable. Là même entre les cornes de Ventadour.
Chomel plonge enfin derrière les planches. La poursuite a duré sept, huit, neuf
secondes, une éternité, on ne sait plus.
C’était
très beau, très fort et aussi très ancien. Les spectateurs sont debout,
possédés, et ils scandent le nom du héros, le nom de Ventadour, un taureau qui
se battait loyalement avec des hommes, par jeu, dans un vieux jeu et jusqu’au
bout.
Si
les courses des cocardiers n’étaient heureusement limitées à un quart d’heure
« il serait mort en piste ». Jean Pierre Durrieu en est persuadé.
Jacques
Durand
Publié
dans Libération , Juillet 1993