Le Desplante, ce "superflu nécessaire"

Dans « Genèse de la corrida moderne » (1),  qui vient d'être réédité, le Tio Pepe, shérif de la critique tauromachique française, houspille à juste titre les spectateurs «ignares» d'une corrida de Dax qui, le 15 août 1989, ont sifflé un desplante d'Ortega Cano et se sont ainsi «couverts de ridicule». Siffler les desplantes, les gestes de bravade d'un torero, est un mal assez français. Cela dit, tous les desplantes, loin de là, ne méritent pas des ovations. Le beau et valeureux desplante fait devant un toro bravo, sérieux et dominé après un rude combat, paye les pots cassés pour toutes les ridicules et toutes les impudentes fanfaronnades que les toreros sans vergogne théâtralisent devant des toros sans importance ou jamais réellement dominés.
Lorsque, le 21 avril 1914 à Séville, Belmonte, après une faena «forte» (selon les propres mots du torero), a pris à pleine main la corne du Miura Rabicano, le public de Séville, qui n'était pas exclusivement «joselitiste», se ralliera au belmontisme pendant que, dans sa maison de la plaza de l'Encarnación, l'éleveur Eduardo Miura, apprenant l'incroyable nouvelle de la bouche de son mayoral catastrophé, s'effondrera, dit-on, en larmes. Un torero, un humain, osait attraper la corne d'un sauvage Miura! Ce geste de défi justifié était venu dans le feu d'une faena capitale et surgissait comme le dévoilement, l'épiphanie de tout ce qu'elle avait été, elle, et de tous les sentiments qui l'avaient empoigné lui.
 Roberto Dominguez, lorsqu'il s'agenouille à Zamora en 1989 devant un toro en ouvrant sa veste et en lui offrant sa poitrine, n'invente pas seulement le desplante à «pecho descubierto». Il enferme également dans ce geste tout ce que cette saison, si importante pour lui, a représenté : «Ce desplante qui pouvait apparaître rhétorique était pour moi la justification de cette temporada, l'expression de cette année où j'étais allé à découvert à toutes les plazas avec n'importe quelle ganadería, en toutes circonstances.» Vicente Barrera, torero peu exubérant, se laisse aller, après une bonne faena à Valencia en juillet 1995, à un geste à contre-courant de son style mais qui signale le plaisir intense qu'il a pris à bien toréer. Il caresse discrètement le frontal de son toro de Alcurrucen : «Cela n'a pas été quelque chose de dévergondé, une forfanterie, je m'en souviens plutôt comme quelque chose de mesuré.» A quelques centimètres.
Le desplante peut prendre mille formes. On peut s'agenouiller devant un toro de face ou de dos en jetant sa muleta et son épée, genre «màtame si puedes» - «tue-moi si tu peux» ; on peut mettre la corne dans sa bouche comme le faisait Miguelín ou José Antonio Galán et comme le fera plus tard Jesulín de Ubrique ; on peut mettre un genou à terre et fixer le toro dans les yeux à quelques centimètres, comme le faisait souvent Miguelín en tenant dans sa main la tige d'osier qui lui servait d'épée en bois. On peut sauter à cheval sur un toro comme El Cordobés à Jaén, et à la grande indignation des aficionados. On peut même s'allonger comme pour dormir sous les cornes d'un toro. Ce que fera le torero valencian Julio Aparicio, dit «Fabrilo» parce qu'il travaillait à l’usine de textile «La Fabril». Le 10 novembre 1895, il toréait à Valencia des toros de Veragua. Avant lui, le torero Vilita a attrapé la corne de son toro. Puis l'autre torero, El Algabeño, s'est mis à genou devant le sien. Fabrilo se retrouve tout couillon. Il se retourne vers son apoderado et l'interroge en valencian : «¿Y ara que faig jo? » - «Et maintenant qu'est ce que je fais, moi ?» - «Eh bien, couche- toi». Fabrilo étale sa cape par terre et se couche. A noter que ces trois desplantes avaient été réalisés au cours d'un quite après la pique et non en fin de faena lorsque le toro est épuisé.

Un des plus fameux quites est celui dit «du téléphone». Il a été importé du Mexique (où, dès le début du siècle, deux modestes toreros le mettaient à leur répertoire pour cacher leurs carences) par le torero Juan Silveti - et non par Carlos Arruza comme on croit. Dans le «téléphone», le torero debout ou assis s'accoude à la tête du toro. Luis Miguel Dominguín, grand ennemi d'Arruza, qui le pratiquait souvent, a mis dans son répertoire de bravades ce desplante que, dans La Corrida du 1er mai, Jean Cocteau analyse comme «une preuve de la domination quasi féminine que le matador exerce... Jamais Dominguín n'oserait poser son coude entre les cornes s'il n'était sûr de son charme et de sa complète domination. » C'est peut-être beaucoup dire. Luis Miguel voulait surtout faire la nique à Arruza. A signaler que le «téléphone», instrument donc du pouvoir «féminin», se pratique aussi au galop dans la corrida à cheval et qu'Antonio Domecq en est un fréquent utilisateur. Ce n'est pas un desplante du meilleur goût et sa facture est un peu lourde. Le quite du téléphone. Dans les années quatre vingt-dix, Julito Aparicio remettra au jour ce quite étrange, et le très sérieux Pépin Jimenez l'exécutera à son tour à Lorca le 2 mai 1999 à l'occasion d'une corrida exceptionnelle où, devant ses compatriotes, ce torero psychorigide au bon goût jamais pris en défaut et également professeur de maths tuera sept toros et coupera huit oreilles et une queue.
On peut préférer des crâneries plus légères, moins

grossièrement communicatives, plus suggérées, comme celles rapides et allurées que s'offre parfois Curro Romero. A la conclusion d'une bonne série de passes, il s'éloigne lentement du toro puis pivote légèrement. L'épée dans une main, la muleta dans l'autre et les mains sur les hanches à quelques centimètres du toro subjugué, il contemple alors son «oeuvre» et prend acte, via les bruissements admiratifs, de son pouvoir sur une plaza qu'il a, écrivent ses thuriféraires, «parfumée» avec une pose qui intervient comme l'achevé d'imprimer à la fin des livres. On voit quel est le champ du desplante, ce «superflu nécessaire», comme le définissait le torero gitan Albaïcin, et qui fige la «suerte» passée pour mieux la mettre en valeur, la souligner. Il va du lapsus émotif à la fioriture, du chic au vulgaire en passant par toute cette géographie morale qui, du vrai courage à la piètre rodomontade, peut aller jusqu'au pathétique le plus cru. Dans les années vingt, les organisateurs qui embauchaient un torero aragonais, Gitanillo de Ricla, un trompe-la-mort, lui faisaient promettre par contrat de ne pas s'exposer follement devant les toros afin de ne pas effrayer le public.
Mais le desplante peut être aussi le symptôme des détresses les plus suicidaires. Pour ses débuts à Séville, le jeune Juan Belmonte n'arrive pas à tuer son second toro. Il lui court après autour de la piste, le larde d'un nombre incalculable de coups d'épée sous les insultes et ricanements du public. Le président lui sonne les trois avis, son toro va rentrer vivant au toril. Belmonte, au bout du découragement, se jette sur lui : «J'entrais dans une rage folle. Surpassant l'épuisement, je me plantais d'un saut devant le toro. Sans épée ni muleta, puisqu'elles ne servaient à rien, je me mis à genoux face à lui et, frénétique je le défiais. Tue-moi salaud! Tue- moi! J'étais aveuglé par le désespoir Je le pris par les cornes, je lui crachai dessus et finalement je me mis à donner des coups de poing sur son museau en criant, "tue-moi assassin, tue-moi".» Plus de cinquante ans plus tard à Madrid, Palomo Linares, exaspéré par les cris du public qui proteste pour le peu d'envergure du toro d'El Pizzaral qu'il affronte, répète à l'estocade le geste létal de Belmonte. Il perd la boule, se jette sans muleta ni épée sous les cornes du toro. On doit l'en arracher de force et le plaquer au sol sous la barrière du tendido 7. 
Parmi les sens du verbe desplantar, on trouve celui-ci : perdre l'équilibre.

Jacques Durand


(1) Tio Pepe, Genèse de la corrida moderne, éditions Cairn, 8 rue Duboué, 64000 Pau.




Photo Haut Arjona, Bas Mario Testino