Franco Cardeño, gueule cassée

Mardi 8 avril 1997, Maestranza de Séville. Hocicon, 545 kg, toro noir de l'élevage de Prieto de la Cal sort du toril en zig-zag et encorne dans la bouche Jesús Franco Cardeño, torero vétéran de 44 ans qui l'attend à genoux, selon la figure dite a porta gayola. Comme Hocicon est sorti sans directement se ruer directement sur lui, Jesús Franco Cardeño, torero modeste issu d'une famille de toreros et de pêcheurs de Triana, s'est relevé pour attirer son attention, puis s'est remis à genoux. Hocicon lui a alors coupé le visage en deux avec sa corne gauche. «Blessure en scalp qui déchire le côté droit du visage du menton jusqu'à la zone occulaire», constatera le communiqué médical. Cardeño est immobile, par terre. On le croit mort. Non, il sera sauvé.
4 mai 2000. Dans son bar de la calle Santander, près de la sévillane Tour de l'Or, Jesús Franco Cardeño, bien rafistolé par la chirurgie esthétique, monte sur une table et embrasse la tête naturalisée de Hocicon. Autour de la tête, des photos de lui allongé inanimé sur le sable de la Maestranza, de lui à l'hôpital, défiguré façon Frankenstein, de lui encore visité par la fille du roi, l'infante Elena. Dans un coin, derrière une vitrine, l'habit bleu et or qu'il portait ce jour-là. Franco Cardeño: "Ce toro, je l'aime, il a failli me donner la mort, mais en réalité je lui dois tout."
Hocicon, en cassant la gueule de Franco Cardeño a débloqué une carrière si modeste, sauf au Mexique et en Equateur, que le torero du quartier de Triana avait dû, en 1996, observer pendant huit jours une grève de la faim, devant la Maestranza pour obtenir une promesse de toréer à Séville, où on ne l'avait pas vu depuis sa corrida de 1992 avec des toros de Yonnet. A la suite de son action, il avait donc été engagé pour ce fameux 8 avril 1997 et pour combattre un seul toro dans une corrida du quitte ou double avec 6 toros affrontés par 6 morts de faim. A 18h35, sous la bruine, devant une demi-arène, Hocicon est sorti et la vie du fils de Maruja, choriste de la confrérie du Rocío de Triana et de José Franco originaire de Sanlucar et qu'une surdité a empêché de toréer, a changé d'un coup. Trois jours après son accident le quotidien Correo de Andalucia enterrait la carrière de Jesús Franco sous le titre: «Pour Franco Cardeño tout est arrivé trop tard». Conclusion de l'article: «C'est une triste fin pour la carrière de quelqu'un à qui tout a paru venir trop tard.»
II avait pris l'alternative au Mexique à l'âge de 30 ans, un âge trop avancé pour s'ouvrir la voie... Ceux qui le connaissaient bien étaient au courant de sa grande aficion, de sa constance et aussi de ses limites. La carrière taurine de Cardeño qui travaillait aussi dans le bâtiment a été relancée grâce à cette suerte de la porta gayola, sorte de roulette russe qui sonne comme ce qu'écrivait André Breton, dans «Le revolver à cheveux blancs» : «Un mot et tout est sauvé, un mot et tout est perdu.» La porta gayola ou gaiola, expression issue du portugais, qui signifie la porte de la cage ou de la prison, joue le rôle de l'apostrophe dans le discours littéraire. Dans «Les Chants de Maldoror», Lautréamont apostrophe le poulpe : «Oh poulpe, au regard de soie ! Toi, dont l'âme est inséparable delà mienne» . . .   et Franco Cardeño, à la porte des chiqueros de la Maestranza de Séville, apostrophe Hocicon, désormais inséparable de sa vie comme la grande trace rouge sur sa joue droite. 
A chaque genre sa rhétorique, mais cette figure de la porta gayola a été largement employée cette année à Séville. Pedrito du Portugal, Rivera-Ordoñez, Miguel Abellan, El Juli, Juan José Padilla, qui la met régulièrement à son répertoire, sont allés ainsi, à pas comptés et en se signant dans le silence angoissé de la Plaza, interpeller à genoux leurs toros dans une suerte qui, dans ce cas, éclaire son étymologie et sa polysémie. Le mot, qui vient du latin «serere», combiner, entrelacer, signifie en espagnol le sort, le destin, et désigne dans la langue de la tauromachie, tout ce que fait un torero avec un toro. Les aficionados sont partagés sur la porta gayola. Beaucoup, tout en saluant le courage du torero qui s'y colle, la dénonce. Elle ne sert à rien, ou seulement à ça : montrer brutalement le courage, l'envie de s'imposer d'un torero par ce choc émotionnel qui impose le silence aux arènes, y compris à Pampelune. Mais dans la porta gayola, le toro n'est pas toréé ou très peu. Il passe, il traverse, il n'est pas conduit et encore moins contrôlé. Ca ne lui apprend rien. 
Ceci dit, cette suerte a un fond technique. Elle n'est pas qu'un pure geste de bravade d'autant plus aléatoire et périlleux que le toro sort de l'ombre où il est resté plusieurs heures, qu'il est ébloui, qu'il distingue mal la cape qui l'appelle, et que, danger encore plus grand, il peut s'avancer en trottinant ou au pas, alors que la réussite de cette figure nécessite qu'il gicle au galop sans réfléchir. Selon l'ex-torero Santiago Lopez, auteur d'une porta gayola suivie de cinq largas à genoux d'affilées données du toril au centre de la piste, lors de sa présentation comme novillero à Séville, il faut un peu de technique pour que la suerte soit exécutée proprement comme le feront Abellan et El Juli, vendredi 5 mai. 
Il faut savoir se faire voir par le toro, bien se centrer avec lui à l'aide de la cape tenue à deux mains et non à une seule main. Les deux mains parce qu'on ne sait jamais sur quelle corne, la droite, la gauche, le toro va attaquer. Il faut donc prévoir et anticiper le coup parce qu'ici, et contrairement à la tauromachie fondamentale, c'est le toro qui a l'initiative. Une fois que, en une fraction de seconde, le torero comprend où va passer le toro, il lâche la cape d'une main et la lance avec le plus de chic possible au-dessus de sa tête avec l'autre après y avoir attiré le toro dedans. C'est une suerte très ancienne. D'après Jesús Franco Cardeño, elle viendrait même de la Rome antique lorsque les chrétiens condamnés à mort allaient s'agenouiller à la porte de la cage des lions.
Parce que les images terribles de son accident ont fait le tour du monde et lui ont donné une sorte de reconnaissance, cette suerte lui a permis de décrocher plus de contrats qu'il n'en avait avant. Depuis ce foutu et béni jour d'avril 1997, il a toréé, dans des arènes plutôt mineures et en Amérique du Sud, plus de 50 fois et en faisant à ce jour 57 porta gayola. Et ce n'est pas fini. Grâce à Hocicon, il s'est offert un bar, et il se fait construire une maison. Il est prêt à aller s'agenouiller devant tous les torils qu'on voudra pour payer les travaux. Une porta gayola pour la salle de bain, une autre pour la terrasse. Il aimerait  bien toréer en France et si un organisateur cherche un type assez couillu pour attendre un toro a genoux et «sauf si c'est un Yonnet» il est son homme. 
Il suffit de le joindre à son bar, calle Santander, n°6, Séville.

Le nom du bar ? «Bodeguita Porta Gayola.» 

Jacques Durand

Paru dans Libération


Illustration Haut Antonio Badía - Photo Bas © DR