Le Lion qui domptait les Victorinos


Le 27 mars, le «Lion de Fuengirola» est mort. Miguel Márquez, 61 ans, venait de toréer une vache chez le torero David Galán. Ses derniers mots : «La vache attaque bien du côté droit.» Infarctus. Il est décédé dans l'ambulance qui l'amenait à l'hôpital d'Algésiras. Il devait toréer, bénévolement, quatre jours plus tard pour un festival organisé par lui au bénéfice de personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. Par volonté de sa fille Verónica, le festival a eu lieu. Le novillo qu'il devait combattre l'a été par tous les toreros du festival. Márquez était un torero «social». Pour les payer tous également, il imposait la rotation des tâches à ses trois banderilleros, les deux qui assurent traditionnellement le placement du toro, et le troisième qui n'y est pas soumis et touche moins. Il était également avisé. En 1969 à Pampelune, il refusa que la corrida du 9 juillet soit télévisée. Il savait que les toros de Bohórquez seraient mauvais. Par contre, il coupera 3 oreilles deux jours plus tard aux toros de César Moreno, devant qui il avait triomphé l'année précédente : 3 oreilles et 1 queue. Mais à l'échelle des cachets, il n'était pas considéré comme grande figura. A Pampelune en 1972, il touchait 275 000 pesetas, moins que Paquirri et Dámaso González, quand Paco Camino en raflait 830 000. Il gagnera tout de même beaucoup d'argent, s'achètera une propriété à Tarifa et dirigera une entreprise de construction avec son gendre.
C'était un petit bonhomme courageux, énergique, acharné, bon tueur, «joyeux», écrira le critique Don Ventura, et se laissant parfois aller à des effets faciles. Il avait mis à son répertoire le stupide «saut de la grenouille» d'El Cordobés, mais qu'il interprétait sans sauter. Il bouclait souvent ses faenas en regardant les gradins avec la passe très spectaculaire et risquée de «la giraldilla», la petite girouette, où le toro frôle le plus près possible le corps immobile du torero. A Fuengirola, au bar Cayetano, on faisait péter une fusée chaque fois qu'il coupait une oreille. C'était un torero vindicatif. «Un chien de garde», dira El Cordobés, à qui il reprochera un jour d'organiser son boycottage. Réponse d'El Cordobés : «Que moi, je t'empêche de toréer ! Avec les couilles que tu as, personne ne peut t'enlever du milieu.»
Il fera deux carrières. L'une, à la fin des années 60, météorique : 96 novilladas en 1967, 101 corridas en 1968, année de son alternative par Antonio Ordóñez, 97 en 1969 malgré deux terribles coups de corne dont l'un, à Saragosse, lui arrachera la saphène et la fémorale. Après, dégringolade. A cause des cornades ? Plutôt à cause de son changement de manager. Márquez, apodéré jusque-là par l'ancien torero José Maria Recondo «le Belmonte basque», passera dans l'écurie du trust Cámara, qui avait d'autres poulains à fouetter : Paquirri, Dámaso González. On l'oublie. Márquez, catalogué comme un torero feu de paille et que certains jugent limité, revient dans la course en 1975 mais sur un autre circuit : celui des toros difficiles avec, en particulier, les Victorino Martín, héros de Madrid et dont on dit que personne ne peut les toréer. Lui, en qui plus personne ne croit sauf ses proches, si. Avec Andrés Vázquez «El Nono», il devient spécialiste des tigres de Victorino qui, à cette époque, transhumaient de la sierra de Guadarrama à sa propriété de Galapagar, dans la banlieue de Madrid, en longeant les zones urbanisées et en passant sous l'autoroute de La Corogne. Le lion avait trouvé sa jungle.
En 1975 à Madrid, sa faena au fameux toro de Victorino, Jaquetón, à qui il aurait dû couper deux oreilles en le tuant bien, le relance aux yeux des aficionados et aussi des critiques taurins. Ceux pour qui le nombre de corridas et les montagnes de pesetas engrangées comptent moins que le sérieux des adversaires, Pablo Romero, Miura, Victorino, Tulio Vázquez et des plazas : Madrid, Bilbao, Pampelune. Du lourd. Le petit Márquez est maintenant un torero «digne d'applaudissements» selon Cossío. Victorino Martin lui tresse des louanges en déclarant qu'il est, avec Andrés Vázquez, le torero qui fait le plus briller ses toros. En 1977, toujours à Madrid pour la San Isidro, il impose sa présence aux côtés de celles de Camino et El Viti. Mauvaise pioche : Márquez est dans un jour sans. Il fait massacrer Palillero, sixième Victorino, par son frère picador.
Miguel Márquez était un torero autodidacte, formé à la dure, comme beaucoup à l'époque. A 14 ans, il fugue plusieurs fois vers La Puebla del Rio pour se former auprès des élevages de basse Andalousie. Son père, un journalier hostile à sa vocation, envoie la Guardia Civil. Miguel est mineur. Il fera de la prison à Los Barrios et vivra même un moment dans un bois près de Séville. Il veut que son père lui donne son consentement pour voyager et se faire torero. Refus paternel. Un jour, ils font ensemble la récolte des olives. Miguel insiste : «Donne-moi ton consentement. Ça, jamais ! Tu dois me le donner. Je ne veux pas finir comme toi, comme un malheureux. Je ne devrais pas être là à cueillir des olives mais dans un collège pour apprendre à être quelqu'un dans la vie !» Son père éclate en sanglots et, le lendemain, l'émancipe devant un juge de Fuengirola.
Miguel Márquez fera son apprentissage dans les terribles capeas de Castille et d'Aragon, où il se liera d'amitié avec Dámaso González. Il était cousu de coups de cornes. A Talavera de la Reina, chaque année, il se retrouvait à l'infirmerie. Un jour, avant une course, il croise le chirurgien et l'anesthésiste : «Miguel, aujourd'hui, et pour répondre à toutes ces visites que tu nous as faites les années antérieures, nous voulons que tu t'épargnes le passage obligé à l'infirmerie.» Il savait à quoi, en toréant, il échappait. Une fois, son ami le journaliste Pacurrón l'accompagne à une corrida à Lorca. En voiture, ils passent devant des ouvriers qui posent du goudron. Pacurrón : «Regarde Miguel, si tu fais pas gaffe, dans deux ans tu peux te retrouver là.» Márquez ne répond pas. Le lendemain, il coupe 4 oreilles, 2 queues, s'approche du callejon et glisse à l'oreille de son copain : «Le goudron, nada. Mais merci pour l'avertissement.»
Sa carrière s'est délitée au début des années 80. Le public et les impresarios ne pensaient plus à lui. Il a fait sa dernière corrida en 1991 et portait sur la corrida contemporaine des jugements assez amers. Dans une conférence prononcée l'an dernier à Linares, il disait son hostilité aux écoles taurines : trop confortables, à l'apprentissage trop rapide. Il parlait de la «dégénérescence du toreo» avec ces toreros qui marchent entre les passes et qui de son temps auraient été traités de «profiteurs». Il déplorait la disparition de la rivalité entre toreros et l'invasion du toro sans prestance, faible, sans bravoure. Pour lui, les corridas pour vedettes étaient des courses de karting comparées aux courses de Formule 1 que sont les corridas toristas de Madrid, Bilbao ou Séville, «torées par les véritables champions du toreo : Frascuelo, Pepín Liria, Luis Francisco Esplá. Qui, eux, maintiennent l'éthique de la corrida». Le lion avait encore des griffes.
Miguel Márquez avait récemment perdu sa femme, Gaby, et venait d'être grand-père. Il a été enterré le 28 mars à Fuengirola, où il a sa statue devant les arènes. Son cercueil a été exposé à la mairie avant que ses amis et des toreros ne lui fassent faire un dernier tour de piste dans les arènes avec dessus sa cape de paseo rouge. 
La couleur du courage en tauromachie.


 Jacques Durand

Paru dans Libération Avril 2007


Photo © DR - Tableau Konstantin Savitsky