La République espagnole et les toros

Le 17 juin 1931 pourrait être une date emblématique. De quoi ? Des rapports entre la République espagnole et la corrida. Ce jour-là, en présence de Alcalá Zamora, premier président de la République, s'inaugure la plaza de toros Monumental de las Ventas à Madrid. Les toreros: Fortuna, Lalanda, Villalta, Barajas, Fuentes Bejarano, Barrera, Armillita Chico, Manolo Bienvenida. Le symbole ? Barajas est arrivé dans une dépouille de la royauté : une jardinière tirée par quatre chevaux appartenant à l'ex-infante Isabelle de Bourbon. Ex parce que deux mois auparavant, le 14 avril, alors que les Madrilènes chantaient «la Marseillaise» dans les rues de Madrid, le roi Alphonse XIII était parti en exil avec la monarchie. Il manquait à l'affiche de la corrida du 17 juin celui qui, selon le livre de Fernando Claramunt (1), incarne le mieux, par son pouvoir sur la corrida, le nouveau régime : Domingo Ortega. Celui dont on disait, en jouant sur son prénom Domingo, dimanche : «Domingo, de domingo a domingo eres el mismo Domingo.» Le même ?
Pour lui, ex-ouvrier agricole devenu grâce aux toros un personnage social important, oui. Pour les factions qui sont en train de déchirer la société espagnole, non. Accusé en 1936 par le journal «El Socialista» de financer la droite, Domingo Ortega démentira par lettre : «Je vous prie de dire dans votre quotidien que Domingo Ortega n'est qu'un torero et, toute modestie mise à part, un torero populaire. Venant du peuple, lui devant tout ce que je suis, sans distinction de hiérarchies, castes, classes, je pourrais difficilement oublier ceux qui, dans des circonstances inoubliables, m'ont porté sur leurs épaules, pour intervenir sur des problèmes que je méconnais comme le problème politique.» Pendant la guerre civile, on verra effectivement Ortega se faire porter en triomphe sur toutes les épaules : les républicaines, les franquistes.
Dans son livre, Claramunt, psychiatre et écrivain taurin, met en parallèle les deux histoires. Celle, événementielle, de la République espagnole (1931-1939) et celle, saison après saison, de la corrida à la même époque. Le tout sous le fameux avertissement du philosophe Ortega y Gasset : «L'histoire de la corrida de toros révèle quelques-uns des secrets les plus enfouis de la vie nationale espagnole.»
Cela dit, Claramunt, qui ne se revendique pas historien mais simple aficionado, ne pousse pas l'analyse au point d'explorer celle-ci à la lumière de celle-là. Il se contente de mettre en miroir les deux domaines, d'où ressortent quelques rapports métaphoriques. Ainsi, à la République espagnole marquée par des désordres, des émeutes, des violences, des crimes politiques et au final une terrible guerre civile correspond le tragique bilan taurin de la seule année de sa naissance, 1931 : 9 toreros tués, plus de 100 blessés, 2 totalement invalides. Marcial Lalanda le remarquait : c'est à cette époque que les toros les plus sauvages sont sortis des torils. Et qu'une grande génération les a combattus : Lalanda, Ortega, Manolo Bienvenida, Armillita, Barrera, Belmonte, qui a repris, Rafael El Gallo, Sánchez Mejías, El Estudiante et le très monarchiste Alfredo Corrochano, dont on disait : «Bien qu'il soit de droite, il torée de la gauche.» Plus un torero prometteur, Victoriano de la Serna, qui prend l'alternative en 1931 et finira en 1981 par se tirer une balle dans la tête. Suicidé comme, écrit Claramunt, le fera d'une certaine façon la République espagnole.
Pour le chevrier et grand poète de Orihuela Miguel Hernandez, mort
tuberculeux dans une prison franquiste et à qui Cossío donnait des places pour voir toréer Ortega, le peuple espagnol devient «el toro de España». Et la langue taurine, le moyen dans quoi s'écrit son histoire. Le 10 août 1932 à Séville, le général Sanjurjo, qui ressemblait au torero Moreno de Alcala, tente un putsch contre la République. Echec. Son coup d'Etat aurait été un piège que lui aurait tendu le gouvernement. Relation taurine et contemporaine de l'affaire : «Sanjurjo, comme un toro noble, s'est jeté sur le chiffon rouge et on lui a donné l'estocade al volapié.» Le républicanisme investit la corrida. Ainsi le fameux Pagés, gérant des arènes de Madrid, concilie sa foi républicaine avec son sens des affaires. Il impose que les grandes corridas avec les maestros de l'époque se fassent désormais le dimanche et non les jours ouvrables, ce qui en excluait les travailleurs, et faisait baisser la recette. Le féminisme aidant, les femmes toreras, que Franco interdira, font irruption : Juanita Cruz, les soeurs Palmeño, Angelita Alamo, La Atarfeña, veuve du novillero El Artafeño tué par un novillo à Grenade en 1934. Rien d'étonnant. A cette époque où il était mal vu de dire «Jésus» quand on éternuait, Federica Montseny, fille d'anarchistes catalans, ministre de la Santé, seule femme ministre en Europe, militait pour l'avortement, le divorce et le communisme libertaire.
Le soupçon de monarchisme attaché à la corrida par quelques ultras républicains a vite disparu et, le 1er mai 1932, alors que des terroristes ont déposé 1500 bombes en Andalousie et 130 à Madrid, l'Internationale Communiste organise des corridas. L'année suivante, le président de la République préside la corrida de la Bienfaisance : 8 toros, 4 toreros. Dont 3 se retrouvent à l'infirmerie : Manolo Bienvenida, Ortega et Maravilla. Le quatrième, Villalta, se tape le boulot et sort en triomphe. Les années de pré guerre civile et de guerre civile sont féroces : massacres de toros, assassinats d'éleveurs, de toreros. Le 15 août 1936 à Ciempozuelos, un prêtre est jeté dans un corral de toros. Qui le tuent. Ses tortionnaires lui coupent une oreille et font une vuelta avec. A Badajoz, on fusille des républicains dans les arènes. Un journaliste américain proche du Front populaire, Jay Allen, invente la rumeur de prisonniers républicains piqués, banderillés, tués comme des toros, en public, dans cette même Badajoz. 
Et Hemingway ? Claramunt ne le ménage pas. Pour lui, Ernesto est venu en Espagne «pour se divertir». Il a été envoyé et bien payé par la «North Américan Newspaper Alliance» pour couvrir le conflit du côté gouvernemental, comme le lui avait demandé l'organisme de presse américain, et il s'est plus occupé de vodka-caviar au bar Chicote à Madrid et des «jambes de soie» de la journaliste Martha Gellhorn que du front, où on l'aurait peu vu. A la différence de sa maîtresse. Il était venu en Espagne avec un secrétaire-chauffeur : son copain le torero de Brooklyn Sidney Franklin, qui avait apporté ses habits de lumière pour faire le malin dans les hôtels. Hemingway écrivait en 1936 qu'il se gelait à Madrid et que c'était «une mauvaise guerre». Il ajoutait : «Je crois qu'aucun des deux camps n'a raison.» Il balancera aussi sur les volontaires anglais des Brigades internationales: «La lie, la scorie absolue... Des lâches, des simulateurs, des menteurs.» Sous la plume d'Ernest, Malraux en prend aussi pour son grade. Il a selon lui abandonné l'Espagne en février 1937 «quand la guerre commençait réellement».
Fernando Claramunt achève son ouvrage par un bel hommage à Miguel Hernandez, condamné à trente ans et un jour de prison pour ses activités politiques, qui refusera toute compromission avec le régime de Franco et n'abjurera jamais sa croyance révolutionnaire. A 32 ans, le berger au cœur indomptable de torero et aux poumons crevés mourra en prison «comme un toro de lidia dans la querencia des barrières». Son cercueil sera porté «a hombros» par les autres prisonniers.

Jacques Durand

Fernando Claramunt, Républica y Toros. Editions Egartorre, Madrid 2006