Rafael de Paula, compás cassé

Rafael de Paula c'est l'Erika: échoué, déglingué, désastreux mais pas tout à fait vide. Il suinte encore quelques épanchements de ses soutes et de ses poignets. Quelques gouttes de son fioul irisent avant de s'évaporer des rares corridas où il se produit, malgré ses jambes mortes et ses genoux cassés. Lorsqu'il torée chez lui à Jerez, la moitié des jérézans se glissent dans ses bras pour qu'ils aient cette obscure cadence, ce compás qui les commotionne. L'autre moitié lui tient les jambes pour qu'elles ne flanchent pas. L'ensemble implore secrètement le toro pour qu'il ne donne pas de coups de tête indélicats, qu'il ne se colle pas, qu'il passe avec une charge assez longue et assez noble pour permettre à Rafael de dire ce qu'il veut dire depuis les quarante ans qu'il torée.
Le 18 mai, à Jerez, dans un costume grenat et noir, Paula, selon le compte rendu du Diario de Jerez, a donné à son premier Juan Pedro Domecq quelques "lances à la veronica comme lui seul est capable de les donner, plus et de face une demi-veronica de rêve, et enfin quelques savoureuses passes de muleta à son second". On connaît la suite, incapable de tuer son premier toro, il n'a même pas essayé d'estoquer le second puis, en pleine piste, s'est arraché la coleta et l'a jetée derrière lui dans un grand geste. Il s'est alors réfugié en larmes dans la contre-piste où Alvarito Domecq l'a embrassé. A la fin de la corrida, Finito de Cordoba, qui lui avait offert son dernier toro, l'invitera à partager avec Curro Romero la vuelta finale de cette "corrida pour l'Histoire". "Maestro salga usted a los medios por favor." De Paula sortira en piste pour une vuelta très applaudie avec les deux triomphateurs du jour. Deux jours plus tard, Manzanares traversera la piste pour aller brinder son deuxième toro à un spectateur anonyme perché au dernier rang du tendido sol : Rafael de Paula. L'astre moribond s'était caché dans le soleil. Son fils téléphonera au chroniqueur du Diario de Jerez pour lui expliquer que son père, en s'arrachant la coleta, n'avait pas signifié qu'il arrêtait la tauromachie mais que ce geste symbolique était un geste spontané provoqué par la honte et la rage devant sa propre impuissance.
Cet acte de pur désespoir torero marque l'avant-dernière frontière du territoire particulier de la tauromachie de De Paula, depuis presque un demi-siècle. Sa dernière frontière sera le prochain coup de corne. Ce territoire s'étend entre une tauromachie à la plasticité bouleversante et une tauromachie de la débandade, entre la tauromachie du sentiment et celle de la désolation. Les grandes corridas de De Paula se comptent sur les doigts d'une main, mais les gestes inoubliables qu'il a semés de ci, de là entre Jerez, Séville et Madrid, le Puerto de Santa Maria, Ronda, en disent plus long sur le beau taurin comme mariage du fragile et de l'improvisé que des centaines de faenas Conforama produites par l'usine à "figuras". L'attitude de De Paula à Jerez le 17 dit mieux que les lieux communs parfois suspects qui accompagnent son personnage, ce qui fait le tuf de sa tauromachie : le "desgarro", le déchirement. Ses concitoyens comparent de Paula au Christ du Prendimiento, le "Prendi", le Christ arrêté, enchaîné de l'église Santiago.
Dans le beau de De Paula joue cette idée que quelque chose de ligoté, d'entravé, d'un coup se libère et d'un coup se referme. Lorsque de Paula arme une passe, personne ne sait, et lui le premier, si elle finira dans la plénitude, l'achèvement ou le désarroi et la destruction. On comprend que les Gitans de Jerez sentent à travers sa tauromachie vacillante ce qui alimente "le cante famenco": les chaînes, la prison, les "fatiguillas", les peines et leurs soudains évanouissements par l'émotion du rythme. En cognant rageusement ses propres limites physiques à ses profonds désirs d'artiste, Rafael de Paula peut s'arracher tous les cheveux vrais ou postiches de sa tête, abandonner ou pas la tauromachie, s'enfermer dans sa maison de Sanlucar en attendant que les huissiers viennent frapper à sa porte, il restera à jamais, lui le torero lézardé, le torero de la faille et de la défaillance, le sismographe de la grande émotion taurine. Celle des indicibles secousses. Il est le torero de cette beauté cambrée de Breton à la fin de Nadja désignée pour l'avoir vu : "Elle est comme un train qui bondit sans cesse dans la gare de Lyon et dont je sais qu'il ne va jamais partir, qu'il n'est pas parti." 

Jacques Durand


Publié dans Libération Mai 2000


Photos  Haut David Cordero 
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