Cet hiver, Mehdi le torero a quitté l'appartement
familial dans l’HLM du quartier de Barriol, à Arles. Pour aller vivre avec sa
copine. Pas longtemps. Paquito Leal l'a vite fait revenir à la maison chez papa
Enzo et maman Saadia. L'amour est peut-être enfant de bohème, mais, pour les
«pros», la pratique taurine est incompatible avec une aventure sentimentale
suivie. Toréer est une passion exclusive. Paquito a été péremptoire : des
aventures oui, une non. «Les toros, tu
dois avoir que ça dans la tête.» Mehdi Savalli, 20 ans, espoir de la tauromachie et qui
torée dimanche matin pour la feria d'Arles, a renâclé. Puis il a repris le
chemin de Barriol. Ce n'est pas qu'il soit docile, mais Mehdi fait confiance à
Paquito et sait ce qu'il veut : devenir une figura de la corrida. Cette année
2006 est cruciale pour lui, il doit confirmer ses succès de l'an passé où la
Fédération royale taurine d'Espagne lui a décerné le prix du meilleur
novillero. Il est celui qui a coupé le plus d'oreilles dans les arènes
espagnoles de première catégorie. De plus, en septembre, à Arles, il doit
prendre l'alternative et devenir matador de toros.
Si deux hommes d'affaires taurins importants, Luc
Jalabert, directeur des arènes d'Arles, et Alain Lartigue, ancien avocat,
administrent la carrière de Savalli, Paquito Leal, créateur et responsable de
l'Ecole de tauromachie locale, y occupe toute sorte de rôles. Il est banderillero, homme de coin, conseiller
artistique, père taurin de Mehdi. S'il lui dit «va a porta gayola», sans hésiter, Mehdi Savalli part avec sa cape
se mettre à genou à la sortie du toril pour attendre la sortie du toro sorte
de roulette russe tauromachique. Entre eux, il y a la passion du toro, et
Barriol. Paquito, 45 ans, y est arrivé à l'âge de 8 ans, avec sa famille, des
pieds-noirs d'origine andalouse. Via Evreux, les Leal arrivaient d'Oran, où il
s'est donné des corridas jusqu'à la fin des années cinquante. En 1987 à Arles, Paquito Leal est devenu matador, dans un
habit de lumière dessiné par Christian Lacroix. Sa carrière, menée alors qu'il
gagnait sa vie comme peintre en bâtiment, a été courte : une dizaine de
corridas. Puis il s'est fait banderillero, subalterne. En 1988, il a créé
l'Ecole de tauromachie d'Arles pour donner un coup de main aux gamins, venus
souvent de milieux défavorisés et atteints du virus du toro. Jusqu'en 1995, et l'arrivée de la gauche à la mairie
d'Arles avec Michel Vauzelle (PS), l'Ecole taurine d'Arles a vécu sans
subvention. Les mercredis et samedis, Paquito Leal donnait des cours pratiques,
d'autres bénévoles dispensaient des cours d'espagnol, et aussi de savoir vivre
«en torero» : respecter le public, être poli, sincère, loyal en piste et donc
dans la vie. L'école se finançait en organisant des lotos en hiver, des fêtes
champêtres et taurines en été. L'école recense cette année une quinzaine
d'élèves, dont un bon quart, comme Sofiane, Samir, dit «Antoñete», ou Nicolas,
alias «Joselillo», viennent de Barriol, 8 000 habitants, quartier classé en
«zone urbaine sensible» et qui compte 20 % de chômeurs.
Barriol a été construit en 1970, lors de la création du
pôle sidérurgique de Fos-sur-Mer, pour accueillir la main-d’œuvre venue de
Lorraine. Fos devait créer des dizaines de milliers d'emplois et faire de la
vaste commune d'Arles (53 000 habitants au dernier recensement) une
agglomération de 100 000 habitants dans les années 80. Fos n'a pas marché comme
espéré et les ouvriers lorrains sont partis à la retraite. Barriol s'est alors
peuplé d'immigrés d'origines diverses : Marocains, Algériens, Tunisiens,
Espagnols, Portugais, Vietnamiens. Eux et leurs descendants s'y mêlent
aujourd'hui avec des Arlésiens de vieille souche, des Comoriens, arrivés
récemment de Marseille, et des familles gitanes, logées depuis 2003 dans des
maisons-roulottes. Le goût des toros fait la spécificité du quartier. Grâce,
en partie, à la proximité du Patio de Paquito Leal, que les mamans assaillent : «Mon fils est fou pour être torero.»
Le Patio est une hacienda, en forme de village gitan,
créé par Chico, l'ex-leader des Gipsy Kings. Le Patio reçoit des groupes et
propose une animation musicale et taurine avec des vachettes. Au Patio, une
petite arène surmontée d'une guitare géante fournissait un lieu de jeux et
d'entraînement aux minots de Barriol. Les premiers élèves de l'Ecole de
tauromachie, qui a émigré depuis au hameau de Gimeaux, y venaient régulièrement
toréer à blanc avec Paquito Leal, ou se frotter aux vachettes sous les
applaudissements des cars du troisième âge. Ils continuaient à jouer au toro à
l'école Wallon. Janick Jaoul, son directeur, est aficionado et membre de la
commission taurine municipale d'Arles, ville où l'entrée du collège Ampère,
peinte en rose et jaune, comme une cape pour toréer, représente un burladero
cette chicane en bois où les toreros trouvent un abri. A Wallon, dans la cour de récréation, avec un bâton et un
pull-over, on joue plus à la corrida qu'au foot, et le maître peut demander à
un gamin de faire le torero : «Tiens,
Samir, fais-moi une chicuelina.» Entre les lâchers de toros dans les rues,
les ferrades, les toros-piscine, il est difficile à Arles d'échapper aux
traditions taurines espagnoles ou camarguaises. Avec ses potes du quartier,
Cédric Viotti et Marco Leal, aujourd'hui novillero d'avenir également à Arles
dimanche , Mehdi Savalli a connu très tôt l'émotion que donne le toro.
A l'âge
de 9 ans, il s'est inscrit naturellement à l'Ecole de Paquito Leal, son voisin
de palier. Enzo, son père d'origine italienne, responsable de l'entretien dans
un hôtel, et Saadia, originaire du Maroc, employée dans une maison de retraite,
n'ont d'abord rien trouvé à redire : ils ne connaissaient pas la corrida. Mais
un jour, Saadia a voulu assister à une capea, une course avec de petits veaux,
sans mise à mort, organisée à Barriol. Elle a eu peur. Elle a vu que c'était
dangereux. Elle a retiré Mehdi de l'Ecole taurine. Mehdi a alors flirté avec la
délinquance, et s'est même retrouvé devant un juge pour enfants, après une
grosse bagarre. A 10 ans, pour retourner chez Paquito Leal, Mehdi Savalli a
tenté un coup de force. Une fugue. Il s'est barré un jour de l'appartement
familial, en laissant un petit mot à sa grand-mère : «Je reviendré, quand vous m'inscriré à l'école taurine (sic).» Il a
passé la nuit dans une canalisation, route de Port-Saint-Louis, et il est
revenu le lendemain. Saadia l'a alors réinscrit à l'Ecole, pour qu'il ne soit
pas livré à lui-même les mercredis et les samedis.
Aujourd'hui, Mehdi Savalli a un CAP d'électricien. Le
toro l'aide à extérioriser ce qu'il appelle sa «rage» : «Je suis nerveux, je ne pourrais pas faire un autre métier. Il n'y a
que les toros qui me permettent d'affronter ma rage.» Mehdi est un torero
spectaculaire, explosif et boulimique. Boulimique de toros, boulimique de
succès, boulimique d'oreilles à couper :
«J'ai toujours envie de prouver. J'ai peur que, si je me calme, j'aurais moins
d'impact sur le public. Je veux tout lui faire au toro, parce que j'ai peur
qu'on me l'enlève, et plus je reste devant, plus je me régale. Au foot, c'était
pareil. Je râlais trop quand on m'enlevait le ballon.»
Une fois, ça n'a pas
bien marché. Il a fait Bayonne-Arles en pleurant de rage. Paquito Leal explique
cette fureur par les jeux de l'enfance : «Mehdi,
Samir, Marco, Cédric allaient à toutes les capeas, toutes les ferrades, tous
les toros-piscine, et c'était à celui qui en ferait le plus avec les vachettes
ou les petits veaux.» Son travail de manager consiste à canaliser cette
formidable envie de plaire et de toréer pour la transformer en une tauromachie
vive, mais contrôlée et réfléchie.
Le formidable dynamisme de Mehdi est son
principal atout et le principal danger qui le menace : il veut trop en faire,
trop vite. Mehdi acquiesce. Il ne veut surtout pas décevoir Paquito. Il sait
aussi que toréer à blanc, dans l'appartement de l’HLM, lui a donné un défaut
qu'il corrige. L'exiguïté de sa chambre l'empêchait de donner de l'ampleur à
ses passes et de déplier son bras. Mais toréer, couper des oreilles et sortir
en triomphe lui fout la chair de poule. Comme à Roquefort-des-Landes, l'an
dernier : «Celui qui me portait sur ses
épaules, il marchait au rythme des battements de mains des gens qui
m'applaudissaient et ça, c'est trop beau.» Entendre des paso doble aussi le
bouleverse. Depuis cet hiver, il en a un à son nom. S'il flambe, il sera
inauguré dimanche.
Les succès de Mehdi Savalli la saison dernière, et son
profil de torero à moitié arabe lui attirent la curiosité des médias. En mars,
Time Magazine lui a consacré une page, et, en février, le supplément dominical
du quotidien espagnol El Mundo a fait sa une sur lui. Photos pleine page et
titre choc : «Mehdi el torero musulman». Faux. Mehdi qui ne parle pas arabe, et
ne fait pas le ramadan, cela le met en colère : «Je suis français et je mange du porc.» Le torero de Barriol, qui
baragouine encore un espagnol rudimentaire, ne prie pas, ne se signe pas,
n'invoque ni Jésus ni Allah avant de toréer, mais se dit à lui-même une petite
formule secrète. Il a, l'an dernier, découvert la Vierge sévillane de la
Macarena qu'invoquent beaucoup de toreros. A son cou, à la différence des
autres, pas de breloques religieuses, mais trois petites médailles. L'une
offerte par sa grand-mère avec «buena suerte» («bonne chance»), l'autre offerte
par sa sœur avec un œil, la troisième offerte par Saadia : une tête fine de
toro. Saadia a évidemment toujours peur, mais elle s'est fait une raison : s'il
est heureux comme ça, elle est heureuse aussi.
Mehdi a gagné un peu d'argent l'an dernier. Il s'est payé
un ordinateur et une Volvo d'occasion. Et s'il devient très riche ? «Je m'achèterais une propriété. Pas pour y
travailler dedans. Pour m'y amuser, faire des soirées, toréer quand j'en ai
envie.»
L'an dernier, à Pâques, où il débutait en novillada avec
picadors, Mehdi Savalli a donné des entrées à quelques-uns de ses potes :
«Zouz», «Chob», «Bouza», «Sofiane». Il leur avait expliqué qu'il fallait agiter
des mouchoirs blancs pour que le torero tombe les oreilles. Eux sont venus avec
un grand drap de lit.
Ils y avaient dessiné des HLM et écrit «Barriol» en gros.
Ils y avaient dessiné des HLM et écrit «Barriol» en gros.
Photo Haut © Pablo Guidali - Bas © DR