Palomo Linares,le dernier de la queue


Le 22 mai, le torero retiré Palomo Linares est venu à Madrid assister à la corrida du jour. Il fêtait un anniversaire, celui du plus grand scandale connu dans les arènes de Las Ventas. Il y a trente ans, l'ancien cordonnier de Linares coupait deux oreilles et une queue à Cigarrero, un toro d'Antanasio Fernandez, et provoquait un tremblement de terre. On ne coupe pas de queue à Madrid. Sauf dans les années 1934-1935 et 1936, où il s'en est coupé sept, dont deux pour Juan Belmonte, parce que, selon l'écrivain Julio de Urrutia, l'afición de la capitale espagnole, intoxiquée par le belmontisme, avait pris la mauvaise habitude de rompre avec «la traditionnelle mesure de la première plaza d'Espagne dans la concession des trophées». Et avant cette période d'inflation ? Les vieux aficionados madrilènes présents ce 22 mai 1972 ne repèrent dans leur mémoire reptilienne qu'un rabo. Celui coupé en 1918 par le novillero Valencia 1. Ceux qui dans les gradins évoquent la queue coupée en 1942 par Lalanda se font vertement rabrouer. Non, monsieur. Lalanda n'a pas eu de rabo. Le président ­ comment s'appelait-il déjà ? Ah! oui, Sanchez Gracia ­ne l'a pas octroyé. C'est le péon Cadenas de Lalanda qui l'a tranché de sa propre initiative.
De queue, depuis la guerre civile, pas l'ombre. Madrid n'est pas un village triomphaliste. Et, pourtant, ce 22 mai 1972 donc, Palomo Linares tourne sur le sable avec les deux oreilles et la queue du noble Cigarrero, qui eut droit, lui, à une vuelta posthume. Les trois quarts du public l'ovationnent, une autre partie située du côté de l'andanada 8 hurle contre le torero, contre le président, le commissaire de police Antonio Panguas, contre la terre entière, contre l'outrage fait à Las Ventas. En 1972, les arènes de Madrid sentent la poudre. Le 20 mai, pour protester contre le ridicule bétail du duc de Pinohermoso, une partie du public est partie à la sortie du cinquième toro. Le 22 mai, au paseo, Linares est reçu par une bronca. Les aficionados sérieux lui reprochent d'avoir en 1970 vendu son talent dans des corridas dérisoires montées dans des arènes portatives. Palomo Linares a coupé deux oreilles à son premier toro, mais les rigoristes du gradin haut 8 sifflent les toros d'Atanasio Fernández : pas assez de corne, pas de prestance. Le gros du public, lui, veut des succès.
Deux conceptions opposées du monde brûlent donc au coeur de Madrid, lorsque Cigarrero, un toro inépuisable, noble, peu armé, déboule du toril. La tauromachie incandescente de Palomo Linarès s'en empare. Il offre son combat aux arènes en accompagnant son brindis d'un geste de mépris envers ceux du 8. Ovations et sifflets. Il commence sa faena de muleta à genou avec des naturelles et en avançant vers le centre de la piste. Après huit minutes et 58 passes, selon Antonio Bellon, critique de Pueblo, Palomo se profile pour tuer Cigarrero, se fait prendre, roule par terre. Le coup de corne a troué sa culotte de torero. Cigarrero meurt d'une demi-estocade. Las Ventas ne sont qu'un linge blanc. Le président Panguas sort un mouchoir, puis deux, puis trois. Deux oreilles et la queue. Fureur du côté du 8.
Par peur des violences, les autorités fermeront la cour de sortie, où généralement les spectateurs refont la corrida. La presse, le lendemain, ne fait pas de cadeau. Le quotidien «Informaciones» titre : «La queue d'un mouton pour Palomo Linares». Et le féroce critique taurin Navalón ironise dans Pueblo : «Le toro de l'apothéose honoré d'une vuelta a pris une seule pique, a beuglé et est mort à la barrière.» La Direction générale de la sécurité a immédiatement démissionné de son poste le président Panguas. Le 23, des aficionados se rendent à la corrida avec un brassard noir et ornent la balustrade de l'andanada 8 d'un grand crêpe de deuil. Les aficionados de Las Ventas en voudront longtemps à Palomo Linares.
Le 18 mai 1976, il torée sous les huées un toro peu encorné d'El Pizzaral, fait une crise de nerfs et se jette sur lui sans muleta. Ses péons l'arrachent au toro. Pour beaucoup, à Madrid, le rabo de Linares est la marque d'une triste hérésie. Pas pour le torero.
Chez lui, dans sa propriété d'El Palomar, il a gardé les oreilles, la queue, la tête naturalisée de Cigarrero et le costume blanc et argent avec la culotte déchirée qu'il portait ce jour-là, où Las Ventas était un asile de fous.

Jacques Durand

Paru dans Libération Juin 2002



Photos © DR