Luis Miguel Dominguín


A sa naissance à Madrid, le 9 décembre 1926, son père Domingo Gonzalez dit Dominguín, matador moyen puis imprésario taurin, s'est penché au-dessus de son berceau et a juste dit: «Il a des doigts longs, il pourra tenir une muleta.»
Ce n'était pas une prophétie, mais juste la constatation anatomique d'une évidence familiale. Lorsqu'on est né de sexe mâle dans le clan Dominguín, on est torero. Domingo, son frère aîné, le sera avant de militer avec Jorge Semprun, sous le franquisme, dans les rangs du Parti communiste clandestin. Pepe, son autre frère aîné, toujours vivant, deviendra lui un fameux banderillo. Luis Miguel a toujours su qu'il serait matador, malgré ses très longues jambes qui, tout gamin, l'exaspéraient. Il se les attachait pour avoir une allure plus taurine et marcher avec cette solennité un peu arrogante qui agacera tant les publics populaires lorsqu'il sera devenu, au coin des années 50, ce qu'il avait toujours voulu être: le numéro un de la tauromachie. A 10 ans, il tue son premier veau puis tourne dans une troupe d'enfants toreros managée par son père. Il endosse son premier habit de lumière à Linares en 1939. Il a 13 ans, mais ça ne marche pas fort financièrement pour la tribu Dominguín, qui, en 1941, s'embarque avec armes et bagages pour tenter l'aventure en Amérique du Sud.
Pendant que Domingo, le père, monte des coups taurins au Pérou, les trois frères sont lâchés dans la nature à Bogota. Ils toréent et vivent d'expédients. Domingo et Pepe en arrivent même un jour, dans les jardins d'un hôtel de Medellin, à vendre le pucelage de leur benjamin Luis Miguel à une anglaise pour payer leur pension. Luis Miguel, sous un palmier, commençait là une riche carrière amoureuse de séducteur planétaire dont le ciel sera par la suite constellé de stars de cinéma: Rita Hayworth, Ava Gardner, Maria Félix, Romy Schneider, Lucia Bosé, avec qui il se mariera avant de divorcer dans un grand fracas médiatique, etc.
C'est que le petit-fils de Pilar, qui, à Quismondo près de Tolède, vivait misérablement du ramassage de pois chiches et de menus larcins agricoles, sera devenu entre-temps, grâce aux toros, un héros de la jet set, couvert de toros morts, de femmes fastueuses et d'amis célèbres. Picasso sera le parrain de sa fille Paola. Lucchino Visconti celui de son fils Miguel Bosé. Il tutoyait Cocteau, qui le fera tourner dans le Testament d'Orphée, Rafael Alberti lui dédiait des poèmes, il se fâchera avec Ernest Hemingway au bord d'une piscine à La Havane, il aidera Luis Buñuel à produire Viridiana. Il tirait aussi la perdrix avec Franco, qui l'interpellera un jour d'un «Alors, Luis Miguel, il paraît que vous avez un communiste dans la famille?». Réponse du maestro: «Excellence, dans la famille nous sommes tous communistes.»
Evidemment, ce n'était pas vrai, sauf pour Domingo, mais Luis Miguel a toujours su pratiquer l'effronterie, y compris et surtout dans le monde des taureaux.
Après le retour du clan, toujours fauché, en Espagne, Luis Miguel prend l'alternative le 2 août 1944 à La Corogne, puis connaît deux saisons sèches: il torée peu. Il enclenche alors cette stratégie de l'esclandre qui sera un axe de sa magnifique carrière. Manolete, un ami de la famille, et le Mexicain Arruza sont les idoles du moment? Il les attaque par voie de presse. Il leur reproche de boucher le marché taurin. En septembre 1946, il se fait intégrer par force et en payant 10.000 pesetas à l'affiche prestigieuse de la corrida de la Beneficiencia à Madrid. Avant la course, il annonce à son chauffeur: «Je ne pense pas revenir en voiture.» Effectivement. Ce jour-là, Manolete coupe deux oreilles et lui trois. Ses premiers admirateurs le portent en triomphe jusqu'à son domicile, Calle del Principe. La rue du Prince. 
Ça lui va comme un gant, à ce torero aux allures de héron dédaigneux et qui a l'air de vouvoyer les taureaux même lorsqu'il va les attendre à genoux à la porte du toril. Sa tauromachie est ainsi: très technique, puissante, insolente de facilité, mais froide pour le gros public, qu'il ne craint pas de toiser. Un public qui va, un moment, reprocher à son goût pour la rivalité d'être responsable de la mort de Manolete, le 28 août 1947 à Linares, où il torée également. A Barcelone, où il est à l'affiche quelques jours après le traumatisme national de Linares, on le traite d'assassin au moment du paseo. Deux heures plus tard, il est porté en triomphe jusqu'à son hôtel. Le 18 mai 1949, dans les arènes de Las Ventas à Madrid, il lève l'index pour signifier qu’il est le numéro un. C'est agaçant, mais c'est vrai. Il torée alors, bon an mal an, autour de 80 corridas par saison, ce qui est beaucoup pour l'époque.
Durant l'été 1959, sa fausse vraie rivalité avec son beau-frère Antonio Ordóñez (qui a épousé sa sœur Carmina) sert d'aliment à l'Été dangereux, où Hemingway évoque une lutte à mort entre les deux hommes. Luis Miguel, qui avait dit un jour à Hemingway que, comparé à un aficionado espagnol, il ne comprenait rien à la corrida, affirmera d'un peu haut, après la sortie du livre, qu'il s'agissait en fait d'une rivalité planifié en famille et destinée à promouvoir Ordóñez au moment où lui, Luis Miguel, commençait à lever le pied. Il s'arrêtera une première fois de toréer en 1960, après avoir coupé quatre oreilles et une queue au Puerto de Santa Maria. Il reprendra l'épée onze ans plus tard pour stopper définitivement à la fin de 1972. Dans Pour Pablo, sa préface à l'ouvrage Picasso, Toro y Toreros (réédité en 1994 aux éditions Verdier), il citait cAette phrase apprise par cœur depuis son adolescence: «Tout homme célèbre doit veiller à ne pas détruire sa propre légende.»
Malgré les aléas publics de son divorce avec Lucia Bosé et des déclarations récentes très réactionnaires ­ provocatrices concernant les prisonniers de l'ETA, qu'il fallait selon lui exécuter sans jugement après chaque attentat, Luis Miguel avait conservé un prestige, mais un peu lointain. Il ne sortait plus guère dans le monde. Il s'était retiré dans sa propriété de Haute-Andalousie. Il chassait. Il était Luis Miguel Dominguín: un décret royal avait en 1990 transformé son nom d'artiste en nom propre.
Lors de son divorce d'avec Lucia Bosé, dans les années 60, il répondait à un magistrat qui lui demandait ses papiers: «Monsieur, moi et le roi n'avons jamais de carte d'identité sur nous.»

Jacques Durand



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