¡ Música !

Le 1er novembre 1940, les aficionados mexicains, furieux, saccagent les arènes de León après le paseo. En retard, la fanfare n'est pas arrivée. On ne plaisante pas avec le «tacatchac tacatchac» du paso doble taurin qu'Igor Stravinski, de passage à Madrid, écoutait fasciné de son hôtel.
En 1889, le militaire et musicien Eduardo Lopez Juarranz envoie à son rival et ami Ramon Roig, musicien et militaire, la partition de son paso doble Giralda avec ce petit mot : «Pour Ramon Roig avec l'assurance qu'il comprendra comment on compose un paso doble.» D'après l'encyclopédiste taurin Cossío, Roig lui répondra huit jours plus tard en lui faisant parvenir la partition de son propre paso, la Gracia de Dios, accompagnée de cette dédicace : «Pour Eduardito Juarranz, afin qu'il constate en lisant cette partition qu'il s'agit d'un vrai paso doble, meilleur évidemment que le sien.» Il ne faut pas s'étonner de ces batailles. Le paso doble de corrida est à l’origine une marche militaire remontant au XVIIIe siècle. Théophile Gauthier, qui assiste à une corrida à Malaga en 1840, y entend l'orchestre jouer «des airs nationaux comme la Marche de Riego et Moi qui suis contrebandier». Des musicologues voient l'origine du paso doble taurin dans les tonadillas, ces pièces musicales jouées en intermèdes dans les théâtres espagnols du XVIIIe.
Comme marche militaire patriotique, le paso doble connaît son apogée au XIXe pendant la guerre d'indépendance contre Napoléon, puis entre systématiquement dans les zarzuelas, opérettes très populaires. La Marcha de la Manoleria, paso doble joué lors des paseos dans les arènes du Sud-Ouest français, est extraite de Pan y toros, une zarzuela composée en 1864 par Barbieri. Giralda a été composé pour les arènes et considéré, avec sa «cadence andalouse», comme l'archétype du paso doble taurin, qui a bientôt ses grands classiques, comme Gallito, dédié à Fernando Gomez, frère de Joselito et de Rafael el Gallo, comme España Cani ou Suspiros de España, composé en 1902 sur une table d'un café de Cartagena, à la suite d'un pari. Généralement, le paso doble claironne à la gloire d'un torero, y compris modeste voire débutant. Granero avait son paso doble dès 1916, alors qu'il n'était que novillero sans picador. Le paso taurin peut aussi avoir d'autres destinataires: une pièce est ainsi dédiée à Victorino Martín; une autre, très récente et écrite par Abel Moreno, actuel lieutenant de la garde royale, est consacrée aux arènes d'Arles. Délicatement, Moreno y a introduit quelques mesures de l'Arlésienne de Bizet, comme il a introduit quelques mesures de la Marseillaise dans celui composé pour Nimeño II. Il existe même un paso doble «gastronomique», dédié à la gloire de Rafael Carrillo, patron du populaire restaurant de Cordoue «El Chuleton».
Le plus souvent, le paso doble est un éloge musical proche du dithyrambe. Celui écrit pour Marcial Lalanda dit : «Pour toi nous allons aux toros/Pour toi seul il y a de l'aficíon/Marcial si tu te retires/La fiesta perdra toute émotion.» El Cordobés en a eu plusieurs à sa gloire dès ses débuts, quand il ne ressemblait encore qu'«à un Suédois pauvre et mal peigné» et qu'il disait des spectateurs : «Moi, ce qui me plaît, c’est de les rendre cardiaques.» Il avait tant de succès qu'un jour, à Ecija, le public a envahi les places réservées aux musiciens qui durent s'expatrier dans la contre-piste, tellement bondée, du coup, que les musiciens rentrèrent chez eux sans honorer «Manolo» de leurs doubles croches. Le 25 juillet 1971 à Gerona, l'un des paso doble du Cordobés fut joué par erreur pendant qu'El Viti toréait. El Viti s'arrêta sur-le-champ de toréer pour fusiller du regard le chef de la musique, qui fit sur-le-champ cesser la banda. Le fameux torero Reverte, apercevant un jour le très vaniteux Guerrita en train de se faire cirer les souliers dans une rue de Malaga, soudoya un joueur d'orgue de Barbarie pour qu'il aille lui mouliner son paso doble à lui, Reverte, ce qui eut pour effet de faire fuir Guerrita.
Le paso doble taurin raconte-t-il forcément des histoires de toros. Non. Paquito Chocolatero raconte l'histoire d'un ouvrier d'usine qui aime faire la bringue. Si tu vas à Calatayud, dit l'histoire plutôt triste d'un homme qui va sur les traces de «la Dolores, la flor de Calatayud», sa mère, une prostituée. Pendant la guerre civile, on jouait Cara al sol, l'hymne franquiste, lors des corridas organisées dans la zone occupée par les troupes de Franco et l'Internationale ou Bandera roja dans la zone républicaine. L interdiction de jouer de la musique aux arènes de Madrid pendant les faenas a été décrétée à la suite de la Corrida de la victoire (de Franco) du 24 mai 1939, où, exceptionnellement, la musique avait joué pour toutes les faenas sauf celle de Domingo Ortega, ce qui provoqua des troubles de l'ordre public. A signaler qu'à Madrid les musiciens sont situés à une place antiréglementaire, trop proche des cages des toros.
C'est en jouant de la trompette à Madrid, et plus particulièrement le solo Virgen de la Macarena, que le jeune Mexicain Enrique Espinoza «El Cuate» a eu l'envie de devenir torero, tout comme son frère jumeau, joueur, lui, de clarinette. Parfois, le talent du chef, la beauté du paso, l'art du torero et la bravoure du toro se mettent en harmonie pour engendrer de petits moments magiques de concordances des temps, comme en juillet 1998 à Mont-de-Marsan, lorsque la musique, le paso doble Alhambra, Finito de Cordoba et un toro d'Alvarez se sont mis d'accord pour trois ou quatre minutes de sublime. Peut-on raisonnablement envisager une autre musique que celle des paso doble lors des corridas? C'est difficile, même si un jour, à Vic-Fezensac, sous l'orage, la banda des «Armagnac » s'est mise à jouer Singing in the Rain.
Le critique de jazz et aficionado Claude Poizot (1) avait imaginé des rapprochements entre la corrida et le jazz. Il imaginait Well You Needn't avec Thelonius Monk au piano solo sur une faena de Paco Ojeda à Algésiras, en juillet 1987, avec un toro de Garrido et I Didn't What Time It Was avec Lester Young au saxo ténor et Roy Eldridge à la trompette pour la faena de Julito Aparicio devant Canego, toro d'Alcurrucen, en mai 1994, à Madrid.

Jacques Durand

(1) Bravoure, corridas de lumière et de sang, Claude Poizot