Belmonte serait le père de cette façon d'être face au
toro. Le temple, pierre philosophale de la tauromachie, a été
révélé il y a quatre-vingt-dix ans. Pour Santi Ortiz, journaliste à 6 Toros 6,
il est né le 25 août 1912 à Séville, dans la Maestranza, lorsque Belmonte, le
torero de la stupéfaction, a toréé comme on n'avait jamais vu toréer le novillo
Guitarrito, du marquis de Tovar. La novillada était organisée par la confrérie
religieuse de la O et il n'est pas innocent que l'épiphanie du temple se soit
manifestée sous le double signe de la religion et de la musique accroché au nom
d'un toro. La notion sibylline de temple justifierait un gros essai
phénoménologique tant le mot et la chose qu'il désigne, dans la tauromachie et
hors d'elle, s'applique à toute sorte de domaines. Historiquement, le mot
n'existe pas dans les dictionnaires tauromachiques avant Belmonte, même si le
père de Marcial Lalanda prétendait avoir vu le torero de Cordoue Guerra templer
des toros à la fin du XIXe siècle.
On dira sommairement que templar, c'est ajuster sa cape
et sa muleta à la vélocité de chaque toro et «chaque toro est un monde», affirmait Ordoñez donc peu à peu, par
le miracle du temple, faire que sa sauvagerie s'amenuise et se métamorphose en
acquiescement, et plus si affinités. Pour rester dans le musical, on dira que
chacun met dans le temple son tempo au diapason de l'autre, jusqu'à ralentir la
passe ou en donner l'illusion, problème jamais tranché. Sur la faculté de polissage du temple, les garçons de
café sont au plus près de la réalité tauromachique lorsqu'ils vous servent un
café templaíto, un café avec un peu de lait qui n'est pas un café au lait mais
un café dont l'amertume a été subtilement reniée par une pointe subtile de
lait. On sautera sur la comparaison laitière.
L'évocation des faenas templées passe en effet
étrangement par cette image du lait. Ce sont des faenas qui donnent
l'impression d'un écoulement liquide, comme émaillées et denses, mais que
chaque torero déverse selon sa personnalité si personnalité il y a. Le temple
de Antoñete, torero aux os décalcifiés, donne à voir du fragile et du
cristallin. Dans le temple d'El Cordobés, on apercevait une domination rageuse,
comme une revanche à prendre. Le temple d'Ordóñez était sensuel, puissant et
réellement laiteux. Celui de Ponce est informatique. Celui de Tomás livide et
écrémé. Celui de Curro Romero ? Une architecture nuageuse. Celui de De Paula,
une pantelante déchirure.
Le temple n'est pas une technique, c'est un état
fusionnel, une réciprocité, une inflexion de l'inflexible qui permet de
conduire l'éléphant par un cheveu. Ce don étrange, qui imbibe la passe de
sentiments et étoile de consonances le rapport conflictuel avec un toro,
Belmonte en a éprouvé un jour la magie en Suisse. Il est à Davos. Il se promène
en tenant par la main sa fille Blanca. Tout à coup, il aperçoit au loin un ami
à lui, le Péruvien Rabino, qui fait la queue pour monter dans un autobus.
Blanca le supplie de presser le pas pour rattraper Rabino. Il y a trop de monde
dans la rue. Belmonte s'immobilise et répète dans sa tête : «Rabino arrête-toi, arrête-toi.» Rabino
s'apprête à monter dans l'autobus. Se ravise, reste sur le trottoir. Il finit
par être rejoint. Il dira : «C'est comme
si une force irrésistible me tirait en arrière, m'empêchait de monter.»
Belmonte confiera un jour que cette «force hypnotique»
qu'il sentait en lui l'effrayait un peu. Elle émanait de ce temple,
certainement découvert la nuit près de Séville, lorsqu'il allait affronter
clandestinement des toros et connaissait avec eux ces moments miraculeux
d'harmonie, surgis du froid, de la peur, de la boue. Belmonte ne fait pas
passer le sens du temple par la technique. A l'écrivain taurin péruvien Abraham
Valdelomar, il avait dit : «Je ne donne
pas mon opinion sur les problèmes techniques de la tauromachie que vous traitez
parce que, comme vous le savez, je n'entends pas un mot à l'affaire.»
Belmonte ne pensait pas que le temple était une adaptation à la vitesse du
toro. Il pensait que dans le temple, c'était l'homme qui s'imposait au toro et
non l'inverse, et prétendait avoir, dans un moment d'inspiration, toréé
lentement des toros rapides. Mais comme il ne reculait pas plus devant les
contradictions que devant les toros, il affirmait aussi que le temple, il avait
commencé à le pratiquer une année où les toros souffraient de fièvre aphteuse.
Fièvre qui s'attaque aux sabots et ralentit leur galop.
A l'inverse, Paco Camino met le toro à l'origine de cet
échange. Il pense que le temple, c'est le toro qui le dicte : «Si le toro attaque lentement, tu dois le
toréer lentement. S'il attaque avec brusquerie, ta tauromachie sera brusque. Je
n'ai vu personne qui, s'il lui sort un toro qui donne de violents coups de
tête, prenne la cape et le torée lentement.» Rafael de Paula, lui, si. Il a
vu Antonio Ordóñez templer à la cape des toros violents. Mais il précise qu'on
peut toréer lentement et ne pas avoir de temple. Pour Paula, le temple est un
«secret» que le toro doit d'abord avoir en lui. «Ce secret que nous appelons "temple" permet de s'accoupler
au rythme que le toro marque.» Les toreros sont bien d'accord. Le temple
n'est pas une science, et la tauromachie, expliquait le très «scientifique»
Luis Miguel Dominguín, «n'est pas affaire
de géométrie». Lui définissait le temple comme une «qualité», terme vague,
mais qui énonce bien le flou d'un phénomène irréductible à l'analyse.
A propos du temple, Dámaso Gonzalez, qui en fut le pape
dans les années 70, pense, comme le Prince de Ligne et comme beaucoup d'autres,
que «le travail tue le naturel et offense
la liberté.» Son temple si efficace de moissonneur de toros durs, ce n'est
pas après l'expérience de centaines de corridas ou les gestes mille fois
répétés de la tauromachie de salon qu'il l'a acquis. C'est débutant qu'il a
pris conscience de ce don en lui de conduire les toros sans à-coup et
d'endormir leur brutalité. Après plus de vingt ans de carrière, il se souvenait
que la passe la plus longue et la plus lente qu'il ait jamais exécutée, il
l'avait donnée dans un village, à ses débuts. «J'étais sans expérience. Ça m'a donné à penser que le
"temple" était quelque chose que je portais à l'intérieur de moi,
dans mes poignets, dans ma main. Une chose avec laquelle j'étais né.»
L'écrivain José Bergamín n'écrit pas autre chose dans «la Solitude sonore du
toreo» : «Je crois que l'art de toréer comme
tout art (s'il est vivant, créateur, ou libéral comme on disait autrefois) n'a
pas de technique.»
Selon Curro Romero, le temple est «du repos», «du repos
dedans». «Les jours où je torée j'essaie
de me "templer" dès que je me lève.» C'est ainsi qu'il torée le
toro de son anxiété et soutient qu'on ne le voit jamais, comme font tant
d'autres, demander cent fois à son valet d'épée comment sont les toros, ou
tourner comme un lion dans sa chambre. Il se temple tellement qu'il lui arrive
de s'endormir comme un bienheureux à l'hôtel avant de toréer, jusqu'à ce que
Gonzalito, son valet d'épée, le réveille en frappant doucement à la porte : «Maestro, c'est l'heure.» Il prend alors
un petit café ou, mieux, un cognac, comme s'il allait simplement taper la
belote. Il tâche de se maintenir dans cet état d'apesanteur mentale le plus
longtemps possible, parce que «lo que
queda es terrible» : ce qui reste à faire est terrible.
Jacques Durand
Tableau Haut Mathieu Sodore