Victorino Martín, bravo comme ses Toros

En plantant ses cornes dans les fesses d'un jeune homme nommé Victorino Martín, la vache Colmenera a rendu service à la corrida. Par un curieux circuit anatomique, ce coup de corne dans le derrière a ouvert les yeux du fils d'Adolfo Martín, éleveur de Torrelodones, près de Madrid. Victorino a compris que sa voie ne passait pas par là. La tauromachie a peut-être perdu un médiocre torero mais a gagné un sacré éleveur de toros bravos. Dans un livre publié à l'occasion de la San Isidro, Victorino Martín Jr fait parler son père de sa vie, de son histoire, de sa ganadería. Histoires pastorales. Ce Victorino par Victorino est d'abord une histoire de paysans, pleine de vaches, de bêtes de boucherie, de brebis, de négoce, d'abattoirs, de viandes, de petites propriétés qu'on achète, vend, échange, de troupeaux de pâturages grillés par le soleil, ou gelés par l'hiver.
 On y croise quelques bonnes histoires pastorales, comme celle du veau de l'élevage de José Bueno, qui n'arrive pas à suivre la transhumance du troupeau. Le mayoral, pensant qu'il va mourir, l'abandonne à un chevrier du côté de Trujillo. Le chevrier le requinque avec le lait de ses chèvres, puis le vend à un ganadero qui l'utilise comme étalon et crée ainsi un des meilleurs élevages de son époque. Venancio, le grand-père de Victorino qui sera fusillé pendant la guerre civile, envoyait à Madrid des bidons de lait marqués au plomb à sa lettre, un V, Victorino y envoie maintenant des toros gris plomb, marqué d'un A surmonté d'une couronne. La couronne des Marquis d’Albaserrada dont il a racheté le «sang». On prétend que les grands éleveurs créent des toros à leur image.
Le Victorino tel qu'il apparaît dans cet ouvrage est effectivement caractériel, infatigable, accrocheur, et toujours à l'affût de la moindre occasion, comme ses toros, toujours sur le qui-vive et dont l'âpreté exige une tauromachie sérieuse. Ainsi, c'est grâce à sa perspicacité que Victorino, ancien maquignon, ancien boucher, ancien organisateur de fêtes taurines dans les rues des villages de la vallée du Tietar, au-dessus de Madrid, est devenu Don Victorino Martín Andrés, en achetant au débotté avec son frère aîné Adolfo, le 18 août 1960, "un jour inoubliable", plus de 150 vaches bravas des frères Escudero, toutes de "sang" Albaserrada. Prix de la transaction : 1,06 millions de pesetas de l'époque, payables en trois ans. Victorino, après un repas fait de patates et d'œufs avec l'administrateur des Escudero, réussit à faire baisser le prix de 60000 pesetas. Son frère lui dit: "Tu es fou" et lui-même saute de joie: "Aujourd'hui j'ai touché le gros lot à la loterie." 
Un réseau d'amis lui avait signalé la vente, au prix de la boucherie, de cet ancien élevage de prestige tombé dans la mouise à cause de la fantaisie de ses propriétaires. Pour sa grossièreté, Antonio Escudero était haï du milieu taurin. Avant le combat de ses toros, il allait apostropher les picadors dans les patios de caballos : "Aujourd'hui vous allez manger de la terre!" Lucilo Escudero n'avait, lui, pas trouvé mieux que de lâcher un jour un de ses veaux bravos à l'intérieur du bar Mogambo de Valencia. Bilan : le bar détruit et plus de 2 millions de pesetas de frais. Les toreros avaient pris en grippe cette ganaderia dont les figures de l’après-guerre se disputaient les produits. Un jour à Grenade, en pleine faena, Antonio Ordóñez ira jusqu'à engueuler le mayoral pour le pauvre jeu de ses toros. Bref, les Escudero doivent vendre leur troupeau, mais, selon les statuts de l'Union des éleveurs, aux seuls membres de ladite union. Aucun ne répond aux propositions de vente. Clemente Tassara, président de l'Union, autorise donc les Escudero à céder ce fameux troupeau au prix de la boucherie. Victorino saute sur l'occasion. 
Dès lors, à partir d'un travail d'éleveur sur lequel il s'étend très peu, il devient, lui, l'ancien plouc coureur de jupons, le rival des ganaderias blasonnées, qu'il supplante désormais à la fois sur le plan financier et sur celui de la bravoure "moderne". Il est devenu puissant et légendaire, comme son toro Velador, gracié le 19 juillet 1982 à Madrid à l'issue d'une corrida-concours à laquelle participait la crème ganadera de l'époque : Miura, Cuadri, Guardiola, Hernandez Plá, Bohorquez. Sur des affichettes et sous sa photo, le toro Velador, fils de la vache Veladora, dévoilait explicitement son ambition : "Je m'appelle Velador, j'appartiens à la ganadería de Victorino Martín, l'indiscutable triomphateur de cette féria de San Isidro. Je viens à la corrida-concours pour gagner la bataille sur tous les toros et particulièrement sur celui de Miura parce que je veux en finir une fois pour toutes avec cette légende de terreur des Miuras. Lundi 19 juillet, je le prouverai à Las Ventas." 
Petite remarque: le mayoral de Victorino se nomme Julio Presumido, c'est-à-dire Jules le Présomptueux. II va partir à la retraite. Son remplaçant s'appelle Modesto.

Jacques Durand

Victorino Martín Garcia: Victorino par Victorino, Ediciones Espasa Calpe, Madrid.





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