On
connaît la fameuse, quoique de moins en moins en moins juste, définition du football.
C'est un jeu qui se joue à onze contre onze et à la fin c'est l'Allemagne qui
gagne. On pourrait utiliser le même anticlimax pour définir la saison taurine.
Elle commence en mars à Castellón et, à la fin, Esplá triomphe à Madrid lors de
la Feria d'automne. Dimanche 7 octobre, Luis Francisco Esplá a coupé une et une oreille et même ses
détracteurs ont dû reconnaître la qualité de sa prestation. Esplá a plusieurs
types de détracteurs. Certains lui reprochent de peindre, d'écrire, d'avoir un
profil atypique d'intellectuel dans ce milieu où le torero doit toréer. Et ne
pas parler d'autre chose. D'autres lui reprochent son «habileté», avec les
toros, comme si la maladresse était une vertu. Enfin, quelques-uns lui opposent
de ne pas pratiquer cette tauromachie dite artistique faite de passes longues,
templées et enchaînées en oubliant de dire que seuls des toros produits à la
photocopieuse et à la bravoure domestiquée peuvent la favoriser. Esplá n'a
jamais caché qu'il désirait une tauromachie selon son goût et non d'après la
mode, qu'il voulait «exalter les valeurs du toro» et que ce
principe contrevenait à ce qu'il dénonce comme une «dictature
artistique» dans la corrida contemporaine établie sur la «docilité» du
toro.
La tauromachie d’Esplá a d'abord le mérite d'ouvrir cette réflexion sur
l'évolution du toro de combat, dont la caste a été ces dernières années gommée
au profit de l’ambigu concept de «toréabilité». Où s'arrête la
toréabilité, où commence la complaisance ? Ce vaste problème n'est pas celui de Rinconblanco et de Capuchino toros
farouches de Manolo González et de Carlos Nuñez à qui il a coupé à chacun une
oreille. La première après une faena ferme et templée, face à un toro d'abord
hésitant, un peu distrait à la pique, plutôt mou aux banderilles, mais
transformé par la technique d’Esplá, qui le retenait bien dans sa muleta, en
toro bravo et même assez violent dans ses attaques. Esplá lui opposera, dans un
travail assez bref, sa «torería», cette «saveur» torera dont Madrid a la
nostalgie depuis Antonio Bienvenida. Cette saveur taurine occulte la difficulté
de la confrontation sous un jeu élégant, bref et dominateur. Une nonchalance
étudiée, traduite dans une efficace économie de gestes, en sécrète tout le
classicisme. Sa conclusion restera dans ce ton classique: une foudroyante
estocade a recibir. Capuchino, quatrième toro, est d'abord fuyard, et aussi venimeux. A la sortie
d'une série de veronicas il
donne dans une ruade un violent coup de sabot arrière dans la cuisse d’Esplá
qui dira après son combat qu'un torero ce n'est pas comme un footballeur. Il ne
peut pas s'aplatir par terre au moindre choc parce que «El Señor de luto», le
«monsieur en deuil» (l'alguazil), viendrait vertement le remettre sur pied.
Bien mis en suerte par chicuelinas et serpentinas, et piqué avec beaucoup
d'intelligence par le jeune Pepillo de Málaga, Capuchino arrive bonifié aux
banderilles, avec une débordante envie de se battre.
Esplá lui donne tous les avantages, en le laissant charger d'abord. A sa troisième paire de banderilles, Capuchino met sa corne sur la cravate d'Esplá et lui troue la chemise. Les gradins de Las Ventas sont debout. Le tempérament assez explosif de Carlos Nuñez parlait avec une redoutable pertinence de l'intransigeance de la caste. A savoir de l'esprit de riposte. C'était un toro qui n'absorbait pas les passes comme un buvard, mais qui réagissait avec une dangereuse perspicacité à chaque sollicitation. Il fallait égarer sa redoutable lucidité en lui proposant des conduites subtilement différentes. Ce qu'Esplá fera en diversifiant les cites, les trajets et les conclusions de ses passes. Avec des sorties par le haut, par le bas, des cites de trois quarts et, en fin de faena, de face. Il fallait aussi s'imposer physiquement au toro, montrer qui était le patron en envahissant graduellement son terrain. Capuchino répondra à ce subtil bras de fer avec une intensité croissante. Beaucoup de toros, par manque de caste, parviennent à la mort épuisés physiquement et moralement. Ils ont depuis longtemps déposé les armes, d'où cette impression qu'ils donnent d'être déjà moribonds. Leur mise à mort apparaît alors comme une simple formalité protocolaire, et non plus comme une démonstration finale et exemplaire d'une vraie empoignade et d'une dernière passe d'armes. Capuchino est arrivé plein de vie à sa propre mort, en attaquant vraiment une dernière fois. Il ne s'est pas éteint misérablement. Il a, d'un coup, roulé par terre, après une estocade «à la rencontre», d'effet foudroyant où Esplá a, une dernière fois, eu le dernier mot. Il coupe une autre oreille et sort par la grande porte de Madrid, qui est depuis longtemps, sa «tanière».
Juste après le paseo, Esplá avait été accueilli par une ovation inédite comme un remerciement pour son dernier succès de juin et pour sa philosophie de la corrida comme combat. Mais elle scellait aussi une vieille histoire commune entre ces arènes et ce torero. Si Las Ventas s'imaginent, à tort ou à raison, comme l'académie de la tauromachie, Esplá lorsqu'il y torée semble toujours y faire une communication et ajouter une définition supplémentaire au dictionnaire consacré à «l'art de combattre de véritables toros». La première vraie rencontre a eu lieu en 1979, le jeune Esplá n'est alors considéré que comme un torero-banderillero hétérodoxe, mais les trois paires de banderilles qu'il pose à un toro de Pablo Romero le désignent désormais aux yeux du public de Las Ventas qui l'obligera à faire une vuelta après le tercio, comme un grand banderillero classique.
Le premier juin 1982, à l'issue de l'historique corrida avec les toros de Victorino Martín, dont il a triomphé avec Ruiz Miguel et Palomar, Madrid le consacre maintenant comme un grand lidiador face à de vrais toros sauvages pendant que les aficionados de Las Ventas crient «eso es la fiesta, eso es la fiesta»: «la fiesta c'est ça».
Ce jour-là, après un combat héroïque, la coquetterie d’Esplá, son cinéma, disent ses détracteurs, met sa touche sur Madrid. Il noue sa cravate à la corne d'un de ses Victorino Martín. En 1999, sa prise de position sur les droits des toreros face aux retransmissions télévisées fâche le système taurin qui le boycotte. Année noire. Il se sent «mutilé, maltraité». En juin, à Alicante, un toro lui tombe sur le genou droit. Pour pouvoir toréer à Madrid en automne, il refuse d'être opéré, ce qui l'aurait mis out pour la fin de la saison, et traîne dans des corridas mineures une lésion de son ligament croisé. L'espoir de toréer à la Feria d'automne le maintient sur pied. Le 10 octobre 1999 à Madrid, après une faena gauchère, il coupe deux oreilles à Portillo, un impressionnant Victorino Martín. Une semaine après son genou explose à Saragosse. Qu'importe, à Las Ventas, il a pu «briser l'injustice» et «desglosar», faire le découpage, au sens cinématographique, de sa tauromachie devant un public qui ne fait pas de cadeau mais qui sait reconnaître l'effort des toreros. Il affirme que n'importe quelle corrida à Madrid, ça lui va, parce que Madrid «cela permet de faire de la tauromachie et d'être compris».
Le 7 octobre, Esplá, qui explique qu'ici, à moins de quatre oreilles, il refuse d'être porté en triomphe, a contrairement à son principe accepté de sortir par la grande porte parce qu'une de ses filles présente à la corrida est venue le lui demander et parce qu'un ami, non un capitalista payé pour, l’a hissé a hombros.
Jacques Durand
Publié dans Libération Octobre 2001
Photos © Haut Christian Milovanoff
Esplá lui donne tous les avantages, en le laissant charger d'abord. A sa troisième paire de banderilles, Capuchino met sa corne sur la cravate d'Esplá et lui troue la chemise. Les gradins de Las Ventas sont debout. Le tempérament assez explosif de Carlos Nuñez parlait avec une redoutable pertinence de l'intransigeance de la caste. A savoir de l'esprit de riposte. C'était un toro qui n'absorbait pas les passes comme un buvard, mais qui réagissait avec une dangereuse perspicacité à chaque sollicitation. Il fallait égarer sa redoutable lucidité en lui proposant des conduites subtilement différentes. Ce qu'Esplá fera en diversifiant les cites, les trajets et les conclusions de ses passes. Avec des sorties par le haut, par le bas, des cites de trois quarts et, en fin de faena, de face. Il fallait aussi s'imposer physiquement au toro, montrer qui était le patron en envahissant graduellement son terrain. Capuchino répondra à ce subtil bras de fer avec une intensité croissante. Beaucoup de toros, par manque de caste, parviennent à la mort épuisés physiquement et moralement. Ils ont depuis longtemps déposé les armes, d'où cette impression qu'ils donnent d'être déjà moribonds. Leur mise à mort apparaît alors comme une simple formalité protocolaire, et non plus comme une démonstration finale et exemplaire d'une vraie empoignade et d'une dernière passe d'armes. Capuchino est arrivé plein de vie à sa propre mort, en attaquant vraiment une dernière fois. Il ne s'est pas éteint misérablement. Il a, d'un coup, roulé par terre, après une estocade «à la rencontre», d'effet foudroyant où Esplá a, une dernière fois, eu le dernier mot. Il coupe une autre oreille et sort par la grande porte de Madrid, qui est depuis longtemps, sa «tanière».
Juste après le paseo, Esplá avait été accueilli par une ovation inédite comme un remerciement pour son dernier succès de juin et pour sa philosophie de la corrida comme combat. Mais elle scellait aussi une vieille histoire commune entre ces arènes et ce torero. Si Las Ventas s'imaginent, à tort ou à raison, comme l'académie de la tauromachie, Esplá lorsqu'il y torée semble toujours y faire une communication et ajouter une définition supplémentaire au dictionnaire consacré à «l'art de combattre de véritables toros». La première vraie rencontre a eu lieu en 1979, le jeune Esplá n'est alors considéré que comme un torero-banderillero hétérodoxe, mais les trois paires de banderilles qu'il pose à un toro de Pablo Romero le désignent désormais aux yeux du public de Las Ventas qui l'obligera à faire une vuelta après le tercio, comme un grand banderillero classique.
Le premier juin 1982, à l'issue de l'historique corrida avec les toros de Victorino Martín, dont il a triomphé avec Ruiz Miguel et Palomar, Madrid le consacre maintenant comme un grand lidiador face à de vrais toros sauvages pendant que les aficionados de Las Ventas crient «eso es la fiesta, eso es la fiesta»: «la fiesta c'est ça».
Ce jour-là, après un combat héroïque, la coquetterie d’Esplá, son cinéma, disent ses détracteurs, met sa touche sur Madrid. Il noue sa cravate à la corne d'un de ses Victorino Martín. En 1999, sa prise de position sur les droits des toreros face aux retransmissions télévisées fâche le système taurin qui le boycotte. Année noire. Il se sent «mutilé, maltraité». En juin, à Alicante, un toro lui tombe sur le genou droit. Pour pouvoir toréer à Madrid en automne, il refuse d'être opéré, ce qui l'aurait mis out pour la fin de la saison, et traîne dans des corridas mineures une lésion de son ligament croisé. L'espoir de toréer à la Feria d'automne le maintient sur pied. Le 10 octobre 1999 à Madrid, après une faena gauchère, il coupe deux oreilles à Portillo, un impressionnant Victorino Martín. Une semaine après son genou explose à Saragosse. Qu'importe, à Las Ventas, il a pu «briser l'injustice» et «desglosar», faire le découpage, au sens cinématographique, de sa tauromachie devant un public qui ne fait pas de cadeau mais qui sait reconnaître l'effort des toreros. Il affirme que n'importe quelle corrida à Madrid, ça lui va, parce que Madrid «cela permet de faire de la tauromachie et d'être compris».
Le 7 octobre, Esplá, qui explique qu'ici, à moins de quatre oreilles, il refuse d'être porté en triomphe, a contrairement à son principe accepté de sortir par la grande porte parce qu'une de ses filles présente à la corrida est venue le lui demander et parce qu'un ami, non un capitalista payé pour, l’a hissé a hombros.
Jacques Durand
Publié dans Libération Octobre 2001
Photos © Haut Christian Milovanoff