En 1978, trois brillants apprentis toreros écument les novilladas sans
picador. On les appelle les «princes de la tauromachie». Ils ont 12 et 13 ans.
Julián Maestro, El Yiyo et Lucio Sandín sortent de la toute nouvelle école de
tauromachie de Madrid, fondée deux ans auparavant, et qui a fêté en mai dernier
son 25e anniversaire. A ces trois princes, on prédit un grand règne, que le
toro va se charger de détruire. El Yiyo a pris de l'avance. Il est devenu avant
les autres un fameux matador. Avec les toros, pas de prédiction qui tienne : le
30 août 1985, un toro le tue à Colmenar. Lucio Sandín connaît un très brillant
début comme novillero, puis, le 12 juin 1983 à Séville, un novillo d'Ibán lui
enfonce sa corne dans l'œil droit. Ça ne le stoppe pas et il devient matador en
avril 1985. Il continue de toréer jusqu'en 1990 quand un grave accident de
voiture l'oblige à arrêter. Le pauvre Sandín est aujourd'hui cadre commercial
dans une grande entreprise d'optique. Julián Maestro, lui, a traîné. Il vient
seulement, le 5 mai dernier, de prendre une alternative plutôt fin de cycle,
après avoir été pendant treize ans subalterne.
Ces trois «princes» à la destinée explosée forment la deuxième promotion
de l'école de tauromachie de Madrid fondée par deux taurins aux préoccupations
sociales : Manuel Martínez Molinero et Martín Arranz, l'actuel apoderado de
Joselito et José Tomás. Manuel Molinero est avocat à Zamora où il a organisé
une école de tauromachie en 1964. Il va y accueillir tous les maletillas, les
apprentis toreros plus ou moins marginalisés, pour leur apprendre à être
toreros tout en leur donnant une instruction. Au programme de l'école de
Zamora, la tauromachie, mais aussi la géométrie, la géographie, les sciences
naturelles, l'histoire de l'Espagne. L'instruction civique et l'enseignement de
la morale. Enrique Martín Arranz a d'abord vécu dans un couvent et a reçu son
instruction des pères jésuites, avant de se jeter, sous le pseudonyme du
«Tremblement de terre de Ségovie», dans l'existence picaresque de maletilla. Il
est élève de Molinero en 1966 et ça lui donne des idées. Avec l'avocat de
Zamora, il crée à Madrid une coopérative taurine pour mettre le matériel à
portée des matadors les plus modestes et faire baisser les prix des habits de
lumière. Dans le cadre de cette coopérative, les deux associés mettent sur pied
l'Ecole de tauromachie de Madrid. La première année, 92 élèves s'y inscrivent.
Inscrit numéro 1 : Sandín. La deuxième année, ils sont 147.
On trouve de tout à l'école. Des jeunes gens qui veulent vraiment
devenir matadors, des aficionados qui désirent approfondir leurs connaissances,
des étrangers, comme l'Américaine Honey Ann Haskin («Anna de Los Angeles») et
aussi quelques huluberlus comme Manuel Reyes Rivero, dit «Sandokan». Un grand
barbu de 50 ans qui se dit adepte de la méditation transcendantale et affirme
pratiquer «l'ésotérisme sexuel». Pourtant, l'école n'est pas du tout
folklorique et Arranz y maintient une discipline de fer. Parmi les punitions :
il faut nettoyer les chiottes, repeindre les dortoirs situés sous les gradins
de la petite plaza à l'abandon et reconstruite par les élèves. Il veut encourager
ceux qui sont capables et décourager les autres en leur opposant des vaches
âgées aux cornes pointues. Il y a des examens de fin d'année. Pour les
débutants de première année : épreuve de tauromachie de salon. Il faut, à
la cape et par série, faire douze passes distinctes et les achever chaque fois
avec une figure différente. Les élèves de deuxième année sont jugés devant des
vaches sérieuses, âgées de 6 à 7 ans.
Le 16 janvier 1977, pour les premiers travaux pratiques de l'école, le
jeune Yiyo a été le mieux noté. Ce sont les élèves qui votent pour désigner
ceux qu'ils jugent les plus capables de toréer le bétail d'entraînement. Pour
financer l'établissement, Martín Aranz a monté une salle de bingo sur la Gran
Vía, avec Tomás Redondo, futur apoderado de Yiyo et qui se pendra après la mort
de son torero. Le timide José Miguel Arroyo, «Joselito», s'inscrit à l'école en 1979
et, le 4 mai 1980, désigné par ses condisciples, il torée sa première vachette.
Il lui donne deux passes et se fait prendre trois fois. Un jour de 1982, Arranz
le voit traîner à l'école à une heure où il n'y a pas de cours. Il lui demande
ce qu'il fait là. Joselito lui répond que son père est à l'hôpital. Arranz s'y
rend. Le père de Joselito, séparé de sa mère disparue dans la nature, est
mourant. Il s'inquiète auprès d'Arranz de l'avenir de son fils. Arranz lui
promet d'aider le petit Joselito à devenir un grand torero, sinon il l'aidera
aussi à être simplement «quelqu'un de bien». A la mort du père de Joselito, il
l'invitera à vivre chez lui avec sa propre famille, et bientôt deviendra
officiellement son père adoptif. Joselito, devenu figura de la tauromachie, est
comme le miroir de l'école et du sérieux de son enseignement. Son grandiose
solo du 2 mai 1996 avec sa splendide tauromachie de cape émaillée de figures
différentes, en est, ce jour-là, l'émanation et l'apothéose. Le jeune Miguel
Abellán, inscrit numéro 765 à l'âge de 13 ans en 1995, et devenu matador
depuis, a raconté l'influence de cette corrida sur sa vocation, à l'ancien élève
et novillero José Luis Ramón, auteur d'un ouvrage sur l'école (1) : «Cet après-midi inoubliable du 2 mai a été la
corrida qui m'a le plus marqué. Je l'ai vue au moins 400 fois en vidéo.»
En 1982, à cause de problèmes financiers, l'Ecole de tauromachie de
Madrid,

Et à la sortie ? «Se buscán la
vida», explique le secrétaire. «A eux de se débrouiller.»
Jacques Durand
Note : Le 27 avril, à la mairie de Madrid, devant le maire de la capitale qui célébrait le 25e anniversaire de l'école de tauromachie, Joselito a mis les pieds dans le plat en se déclarant «peiné» de voir que l'école avait été baptisée du nom de Marcial Lalanda, fameux torero des années 30 et ancien conseiller municipal sous le franquisme. Joselito aurait voulu qu'elle prenne le nom de José Cubero «Yiyo», premier élève de l'école à devenir matador, avant de se faire tuer.
(1) José Luis Ramón : «Antesala de la Gloria», édition Espasa, Madrid.
Publié dans Libération Juin 2002
Tableau Goya - Photo Haut © DR - Bas Cano