C'est avec un sentiment assez indéfinissable que
l'on décroche le téléphone pour demander à l'inconnu du bout du fil : «Allô,
est-ce que je suis bien chez Petite Banane ?» Et c'est avec un sentiment
aussi curieux que l'on s'entend répondre par une voix féminine et le plus
normalement du monde: «Ah, non, Petite Banane, ce n'est pas ici.» On finit par mettre la main sur
Petite Banane là où naturellement se trouve son terroir. Les arènes de Las
Ventas à Madrid où, avant les corridas de San Isidro, Blas Romero, «Platanito»,
Petite Banane donc, vend des billets de loterie. On le reconnaît facilement. Il
a une banane en plastique pendue autour du coup avec dessus son numéro de
licence de vendeur officiel. La banane est verte : «Elle est comme moi, je
n'ai jamais vraiment mûri.» Et pourtant, l'ex-matador Platanito a goûté un
moment à l'argent, à la célébrité, pour devenir un notable de la tauromachie
comme Roberto Domínguez. Antoñete, Niño de la Capea. qui, aujourd'hui retirés
des toros et riches, lui tapent sur l'épaule dans le «desolladero» des vanités de Las Ventas, en lui promettant qu'ils
vont organiser un festival à son bénéfice.
Platanito reçoit ces
promesses avec un large sourire. Dans la famille des «fracassés» de la
tauromachie, Petite Banane survit sans amertume apparente à son échec. Ce n'est
pas un raté aigri, c'est un «beautiful
looser», qui affirme d'un grand sourire que beaucoup de ceux qui
dirigent le système l'ont à son époque «plumé et poignardé». C'est de
Castuera, en Estrémadure, que le jeune Romero part comme maletilla, comme
aspirant torero, vagabond sur les routes. Il a sauté clandestinement dans un
train, direction la gloire ou la mort, et s'est retrouvé dans le wagon réservé
aux chiens. Il y en avait quatre : «les chiens, je m'en foutais, j'étais
plus chien qu'eux.» II travaille d'abord comme maçon à Lerida, puis
décharge des régimes de bananes à Madrid. Là, il apprend que, à la Chata, les
arènes de Vista Alegre, Domingo Dominguín, frère de Luis Miguel, impresario et
membre du Parti communiste clandestin, organise des novilladas sans picador
pour trouver de «futures figuras». A Madrid, l'initiative de Domingo Dominguín,
lancée en juin 1964 et baptisée «La
oportunidad», a provoqué un appel d'air. Près de 2000 maletillas se sont
rués sur Vista Alegre. Beaucoup ont été envoyés par le curé Luis Lezama qui les
héberge, les trimballe sur sa vieille moto et tente de leur apprendre à lire.Les maletillas vivent dans la rue, dorment dans Vista Alegre, mendient aux entrées de métro, se regroupent au «cerro de los locos», la «butte des fous», dans le parc de la Casa de Campo où s'entraînent les toreros. On y rencontre quelques types bizarres tels El Lobo, qui se promène avec une peau de loup, El Caïman, qui torée en rampant, Herrerita de Païporta, qui se déplace sur un âne, El Mesias, le messie, ou encore El Caceres. Ce dernier ne payait jamais le train. Poursuivi un jour par la garde civile, il se voit sectionner les deux jambes par une locomotive. Certains aspirants promettent beaucoup comme Palomo Linares, fils de mineur de Linares, Niño de la Capea ou Angel Teruel que la «oportunidad» va lancer grâce à la télé. Domingo Dominguín a l'appui du journal franquiste Pueblo et de la télévision espagnole, qui retransmet les samedis les novilladas sans picador où sont programmés les maletillas sélectionnés. Pour la sélection, on fait toréer une vachette par une dizaine de postulants. La novillada télévisée est programmée selon un plateau judicieusement monté par Domingo Dominguín. La recette est faible. Pour la télévision, Domingo Dominguín met en piste un novillero qui fait dans le comique, un autre qui fait dans le genre «idiot du village», un troisième très limité techniquement, et deux apprentis avec de l'avenir et qui prendront du relief.
A la fin de chaque novillada, une manifestation est organisée où des centaines de maletillas défilent en criant : «Nous voulons une chance.» Une manifestation sur le petit écran franquiste, ça la fout mal. Sous prétexte de délinquance, les autorités interdiront «la oportunidad» après six mois d'existence. El Platanito aura eu le temps de faire son trou. Un gros trou. Parmi les maletillas, Platanito est déjà connu avant même de toréer. Il a une réputation de «chalao», de timbré. A Vista Alegre, transformée en cour des miracles, deux grands bidons pleins d'eau servent pour les ablutions de la petite troupe des vagabonds. Lui s'y baigne dedans à poil. Devant les novillos, ses excentricités qu'ils nomment des «goriladas», des «gorrilleries», font un malheur. Il va par exemple se mettre à genoux à la porte du toril mais a demandé auparavant au portier de ne pas l'ouvrir. Le toro ne vient pas. Il part le chercher dans le toril, revient en courant, perd sa montera, tombe les bras en croix, se retrouve avec les chaussures sur la tête, le toro le saute, provoquant des hurlements de rire dans le public.
On le compare à Belmondo à qui il ressemble vaguement. Il
devient une star de la télévision. Sa tauromachie est parodique et vulgaire. II
fait du mauvais El Cordobés multiplié par dix, s'inspire du comique mexicain
Cantinflas. ll tourne avec Niño de la Capea et Robert Piles dans des becerradas qui font le plein. Son
seul nom remplira une quarantaine de fois Vista Alegre, 10000 places, mais
aussi Barcelone et Valence. On lui jette des bananes en piste. Platanito : «J'étais
très mauvais mais je n'ennuyais personne.» Il fait une bonne carrière de
novillero et prend l'alternative le 10 octobre 1970 à Vista Alegre des mains du
très sérieux Joaquín Bernardó. Il gagne ce jour-là la somme extravagante d'un
million de pesetas : «Autant qu'El Cordobés et que Palomo Linares mais, à la
fin de la corrida, mon apoderado me dira "j'ai eu beaucoup de frais,
tiens, voilà 87000 pesetas".» Platanito mène la belle vie. Il a une
fiancée française, Martine, il jette l'argent par les fenêtres du luxueux hôtel
Victoria de Madrid, où il vit à l'année. Il produit et fait l'acteur dans un
film sur lui, un navet qui le ruine. Comme torero, il veut faire une carrière
sérieuse mais le public désire le voir faire des couillonnades avant de se
lasser. Platanito
: «La tauromachie comique c'est ma tragédie. L'erreur la plus grande de ma
vie.» Il se fourvoie dans une troupe de toreros comiques et se retrouve sur
la paille.
A cette époque, les années 70, il nourrit encore un vieux rêve, économiser un
peu d'argent et partir au Mexique : «J'y avais des amis, je voulais y toréer
sérieusement.» De terribles dépressions nerveuses le conduisent dans des
asiles psychiatriques. En 1984, il écrit au roi et au maire de Madrid, les
menaçant de se suicider si on ne lui donne pas un poste municipal de jardinier.
Depuis une vingtaine d'années, il vend des billets de loterie, 20 kilomètres
par jour dans les rues de Madrid, et, sa banane au cou, distribue ce sort dont
il est le jouet cassé : «C'est la seule chose que je sache faire.» Il a
une femme, quatre enfants et semble garder le moral. Sa déveine le fait même
rigoler : «A l'époque, El Cordobés, Palomo Linares et moi, nous étions ceux
qui gagnions le plus d'argent... mais devenir vendeur de loterie, il a fallu
que ça tombe sur moi.» Niño de la Capea prépare avec
d'autres toreros de sa génération - Casas, Piles, Roberto Domínguez - un
festival à son bénéfice. Il devait avoir lieu en mars. On en parle pour
novembre, il pourrait se faire au début de l'année prochaine... promis juré. Antoñete
a promis d'y toréer.
Un beau paradoxe. Le torero le plus chimiquement pur au
secours du torero de la bouffonnerie la plus parodique.
Jacques Durand
Publié dans Libération Juin 2001