Un Acteur auquel il arrive des choses réelles


Goya, Manet, Delacroix, Ortega y Gasset, Jean Luc Nancy, Leiris, Bataille, Joseph Peyré, Unamuno, Gomez de la Serna, Carlos Saura, Rafael Alberti, Juan Miró, Jackson Pollock, Francis Bacon, Garcia Lorca, René Char, El Caracol, Vicente Escudero, Raoul Walsh, Eisenstein, Bizet , Francesco Rosi, Mamoulian, Abel Gance, Lola Flores, Chaval, Dali, Claude Viallat,  Jodorowsky, Hemingway, Cocteau, Paul Louis Landsberg, Miguel Hernandez, Vicente Aleixandre, Braque, Miquel Barceló, Pepe Marchena, Vicente Amigo, Camarón de la Isla, Bergamín, Malcolm Lowry, etc, etc etc… Cet inventaire de créateurs de toutes disciplines, aussi incomplet que cosmopolite semble donner crédit aux déroutantes affirmations de José Bergamín : «Il n’y a rien de moins typiquement espagnol que la lidia d’un toro dans l’arène quand elle est parfaitement conduite. Le toreo n’est pas espagnol mais interplanétaire.» Et on ajoutera ambigu comme la vie même.
Au dessus de ce cercle qui émet des signes, la corrida, et pour les traduire dans leur langage, tous les faiseurs de sons, de formes, de mots se penchent avec autant d’avidité que de contradictions. L’un ne captera que du pittoresque, de la péripétie colorée là ou un autre, Picasso par exemple, exhumera du mythico religieux, du libidinal, la vertu de la vitalité antique, du politique même dans Guernica par exemple  en entraînant au passage  et derrière lui tout une fraction  de l’intelligentsia de l’entre deux guerres, Leiris, Bataille, Masson, qui n’appréhendera plus désormais la corrida qu’assaillie de pénis et auréolée par l’obscurité d’un sacré parfumé au paganisme et à la transgression. Affublée de concepts jusqu'à l’écrasement la tauromachie est sommée de répondre aux interrogations qu’elle jette à profusion par ses fenêtres et sans se donner les gants d’y répondre. Est-elle l’image de la tragédie humaine. Oui dit le philosophe Paul  Louis Landsberg. Non répond le comique muet Max Linder dans Max toreador. Orson Welles qui en connaissait un rayon et avait voulu devenir picador  évoquait le «parasitisme émotionnel» des voyeurs de tauromachie.

Lupe Sino, l’ange du maudit

Elle est, officiellement, la maudite de l’histoire de Manolete. La réprouvée certifiée conforme : Lupe Sino. Carmen Esteban a consacré à son histoire d’amour avec Manolete un ouvrage tonique, peut-être pour répondre à la question que lui a posée un jour José Tomás, grand admirateur de Manolete : «Qu’est ce que tu sais d’elle, quel genre de femme c’était ?»
Antonia Bronchalo Lopesino, dite Lupe Sino, Lupe comme
la Vierge de Guadalupe, Sino qui signifie destin. Elle aurait dû devenir bonniche. Père ouvrier agricole à Sayatón, près de Guadalajara, 9 enfants, et elle, un sino de bonne à tout faire qui laisse l’école à 14 ans. Mais c’est une magnifique brune aux verts qui se retrouve à Madrid à 19 ans lorsqu’éclate la guerre civile. Actrice. Elle épouse civilement un gradé de l’armée républicaine. Il s’appelle Antonio Rodríguez. Rodríguez comme tous les hommes importants de sa vie. Y compris ceux qui meurent sous les coups d’un toro, comme Manuel Rodríguez, «Manolete», tué il y a tout juste soixante ans, à Linares, par Islero.

Le descendant d'Arthur

 
Arthur Schopenhauer, le philosophe du pessimisme, était un bon vivant. Il affirmait que la vie, partagée entre le besoin et l’ennui, ne valait pas, pour ainsi dire, tripette tout en s’en mettant, dit-on, plein la lampe. La fête gastronomique qui entrait dans son ventre démentait le deuil conceptuel qui sortait de sa parole. Comme les toros sont sensible à la crédibilité et qu’ils ont, outre une bonne mémoire, un sens aigu de la cohérence ils ont puni l’arrière petit neveu d’Arthur là où le grand-oncle avait péché. Félix Veglio Kutman Schopenhauer plus connu comme torero mexicain sous le nom de Félix Guzman, recevra dans sa brève carrière de novillero un coup de corne dans la bouche, un autre dans l’estomac.  Avant que, d’une cornade dans le triangle de Scarpa qui est celui des Bermudes des toreros, Reventon, novillo gris de Heriberto Rodriguez, ne l’envoie le 30 mai 1943 dans la plaza el Toreo de Mexico dans un monde qui ne pouvait être que meilleur si l’on suit la philosophie d’Arthur. Il mourra d’une septicémie le 2 juin. Reventon, de reventar, crever, éclater, avait, lui, poussé au bout une logique, celle de son nom, en envoyant celui que les mexicains appelaient « el Torero Niño » dans la tombe et dans l’oxymoron. Le malheur est tombé sur Félix Guzman pour mieux contredire son prénom qui réquisitionnait étymologiquement le bonheur. Il avait 20 ans. Il était marié et sa femme, Carmen, donnera naissance à un fils mort comme pour donner raison au philosophe de «
Le Monde comme Volonté et comme Représentation » qui pensait que « la souffrance est le fond de toute vie. »  Il était né d’un père italien et d’une mère allemande donc dans le quartier populaire de Mixcoac à Mexico. Il était blond, frisé, fragile et pauvre. Sa mère faisait des ménages et tournait autour des arènes d’el Toreo lorsque son fils y toréait en priant et en demandant anxieusement aux portiers ce qui se passait lorsqu’elle entendait les cris du public.

Dubout

En 1924 le jeune Albert Dubout écrit à Louis Feuillade le
réalisateur de "Fantômas", "Les Vampires", "Judex" entre autres films. Dubout a 18 ans, il vient de s’installer à Paris après dix-huit mois d’études aux Beaux-Arts de Montpellier. Feuillade originaire du midi, de Lunel plus précisément est, célébrissime. Il a 51 ans, il vit à Nice, il va mourir d’une péritonite l’année suivante. Il est surtout très “ aficionado ” et même plus que cela. Il a, au début du siècle et jusqu’en 1907 publié régulièrement des chroniques taurines dans l’hebdomadaire nîmois “ Le Torero ”. C’est à ce titre, d’écrivain taurin, qu’Albert Dubout l’a contacté en lui demandant un texte pour une revue tauromachique “ la Sangre ”, “ le Sang ” qu’il envisage de créer avec des amis. Feuillade lui répond le 24 avril par la négative. Certes il aime toujours la corrida et veut la défendre mais il a maintenant “ décroché ” de l’actualité tauromachique. Il en est resté aux grands toreros de son époque, Guerrita, Reverte et ne connaît plus les “ maestros ” du jour. De plus le titre de la revue ne lui paraît pas opportun après ces années de guerre “ et tant de sang répandu ”. “ N’allez pas encore donner des armes à nos ennemis qui ne sont que trop disposés à voir dans tout aficionado un buveur de sang…Evoquez au contraire le soleil, la couleur, le courage, la poésie de la corrida, ses jeux, ses élégances, ses grâces. ” En 1924 au moment où il part tenter sa chance à Paris où il va bientôt illustrer Carmen pour les éditions Kra dirigées par l’écrivain surréaliste Philippe Soupault, Dubout est un partisan plus que fervent de la course de taureaux qu’il dessine et sur quoi , aussi, il écrit En 1952 dans une interview donnée lui qui en donne si peu au journal “  le Soir ” de Bruxelles il expliquait qu’a l’âge de 5 ans il dessinait déjà des taureaux et que tout jeune et habitant à Nîmes il avait fait une fugue pour, muni d’un sac de pommes de terre en guise de cape, tenter de donner des passes à de mauvais taureaux de Camargue ou à de récalcitrantes vachettes dans les arènes des Saintes Maries de la mer. Exact. Albert Dubout lycéen à Nîmes au tout début des années 20 a une vocation de torero. Comme beaucoup de jeunes Nîmois et à l’époque en compagnie de son compagnon de classe le futur peintre et graveur Lucien Coutaud, Dubout est fasciné par le monde de la corrida dont il a subi dans son enfance et selon ses propres termes “ l’éblouissement ”.

Peajes



C’est une illusion. Penser qu’ils sont comme nous est une illusion. Pourtant, dans l’aéroport de Barajas, à 7 heures du matin, en les voyant pousser leur chariot, on pourrait le croire qu’ils sont comme tout le monde ou qu’on est comme eux. Les voilà qui se mettent à  ressembler à de jeunes hommes comme les autres, en attente d’un vol, en partance pour, je ne sais pas, des vacances, une rencontre sportive, une fiesta, un concert, un green lointain, une plage exotique  avec une mer de prospectus d’agence de voyages, du sable blanc, des palmiers, des drinks sophistiquées. Pas du tout. Entre eux et nous il y a un abîme invisible. Cet abîme a la forme, la force, l’odeur, la masse, la lourde respiration, d’un toro, le terrible bruit qu’il fait en tapant contre la barrière avec ce relent de brulé de la corne, le blanc de ses yeux de mourant et sa mort rouge qui finit par filer par le trou d’un lavabo dans un hôtel au décor interchangeable. Ce toro ils l’ont quitté hier à 800 kilomètres, il les attend dans 12 heures précisément à 1000 kilomètres. Il campe dans leur regard, il se faufile derrière leurs lunettes noires, il hante leurs conversations, leur fausse nonchalance, leurs blagues même si là, justement, ils parlent sans doute d’autre chose ou font semblant de parler d’autre chose, de foot, de filles, de musique, de n’importe quoi. Ils n’en parlent peut-être pas, ils n’y pensent surement pas, mais rien à faire il est là. Il est toujours là. Ils ne peuvent pas s’en débarrasser, ils ne veulent pas s’en débarrasser. La nuit, dans la fourgonnette, entre Murcie et Bilbao, Santander et Valencia, le Puerto de santa Maria et Valladolid c’est lui, le toro, qui veille, avec le chauffeur. Il les garde ou il les surveille. Il est dans les codes phares, dans le ron ron du moteur, le chuintement des essuie glaces, les virages, les nuits interminables. Il est dans les villes blanches endormies croisées dans la nuit noire, dans les levers du jour, les cafeterias jaunes, les 92 fantômes métalliques et ténébreux d’Osborne, dans l’archipel, sans aucun charisme, des gazolineras ripolinées avec leurs pompes au garde à vous, comme les alguazils quand ils ont les oreilles à la main. Le toro, il se bat encore sous les paupières fermées, dans le mauvais sommeil. Il fait la sentinelle dans un recoin obscur du cerveau. Il bouge toujours, il ne disparaît pas dans l’eau glacée et savonneuse d’une baignoire comme le sang sur l’habit du maestro brossé doucement, à cause des broderies et comme une pépite, avec une brosse en poils de castor.  Lui ne se détache pas, ne s’évapore jamais, remonte toujours à la surface. On ne l’étend pas sur un fil sur la terrasse d’un hôtel pour que la brise le sèche et l’envoie au loin. Il ne connait pas le mot loin.

César

J’ai jeté ma veste à Rincón. A Séville, le vendredi 23 avril, vers huit heures du soir. Il faisait sa vuelta. Il avait coupé deux oreilles à Violonista, un toro de Jandilla un peu faiblard. Pas pour longtemps. Tout a éclaté au même moment. La musique, la clameur, les olés, la classe, le galop, la vigueur retapée de Violonista parce que César, canela y oro, l’appelait de vingt, trente mètres et que Violonista s’engouffrait dans cette invitation pour ressusciter les années Rincón 90 en faisant cliqueter le bois des banderilles sur son dos. Quelqu’un derrière moi : « Es un torero que sabe de toros ». A Alcala de Henares ce jour là le roi Juan Carlos donnait la médaille du prix littéraire Cervantès plus 90151 euros au poète chilien Gonzalo Rojas 86 ans fils de mineur. Gonzalo Rojas : « Il faut en même temps regarder derrière et aussi devant et ne pas avoir peur de la peur. » Rojas a aussi évoqué la langue comme « patrie de Cervantès. » A Séville la patrie de Rincón, du Jandilla, des 12543 spectateurs dont moi et ma veste c’était la corrida comme souffle et pas comme chuchotement. Pendant sa vuelta, Rincón qui paraissait violemment ému plissait des yeux comme s’il regardait s’éloigner loin, très loin, les différentes saloperies qui ont failli l’emporter. Ce soir là à Séville Le Vargas Blues Band donnait un concert Sala Q calle Metalurgia et Rincón venait de pulvériser son propre blues. Et le mien. J’ai jeté ma veste. Elle est tombée dans la contrepiste. Un employé de la maestranza me l’a renvoyée sans ménagement ; comme une peilhe. Certes ce n’était qu’une veste de friperie, à 3 euros, cuir et fausse fourrure, genre distributeur de la Cause du Peuple dans les années 70 ; mais tout de même. Le soir on a mangé au Pescaito Frito face au marché de l’Arenal. Le fils du patron, baryton au théâtre de la Maestranza a d’abord dit tout le mal qu’il pouvait des critiques en général qu’ils soient de corrida, de musique, de hockey sur gazon ou de patins sur glace. Il avait dû en prendre une, de critique, dans les gencives mais enfin il a chanté un air de Carmen, le même chaque année, sans pouvoir d’ailleurs aller jusqu’au bout. Il s’est excusé. La gorge. On était une grosse dizaine dont Elena responsable municipale de l’hygiène des bars et restaurants sévillans. Gros boulot. C’est elle qui avait fait fermer le bar restaurant des Trois Rois because les cafards. A cause de la corrida de l’après midi et de Rincón on ne lui en a pas trop voulu. C’est que les cucarachas de la cuisine des Tres Reyes exhibaient le trapio des Adolfo Martin de Madrid.

Humbles et Phénomènes

C’est une petite annonce, manuscrite, apparue un jour froid de février 1956 à Ciudad Rodrigo, près de Salamanque, sur un mur du café Moderne, qui devait l’être déjà, Moderne, à l’époque où Juan Trigo, le Niño de San Roman, fils du sacristain de l’église sévillane de San Roman et espontaneo chronique, se faisait définitivement remarquer par les historiens de la tauromachie en se faisant tuer par un novillo de Villamarta le 22 septembre 1929 dans la Maestranza où il venait de se jeter en piste. Elle disait l’annonce : « On recherche aspirants au titre de phénomène. Faire demande écrite. » Résultat : une grosse centaine de maletillas, de jeunes vagabonds toreros candidats au poste de figura de la tauromachie jaillissaient de tous les buissons de toutes les Espagne afin de s’inscrire au premier Bolsin Taurino de Ciudad Rodrigo, organisateur de tientas pour débutants, en rêvant que sous peu, du tendido sombra d’une plaza de toros, un vieil aficionado édenté leur crierait tout simplement : « Eres un monstruo ! ». Se faire traiter de phénomène, de monstre ou mieux encore de « pedazo de monstruo », de morceau de monstre, est le plus flatteur hosanna que l’Espagne puisse épandre sur quelques-uns de ses enfants les plus méritoires, et quel soit leur secteur d’activité. On peut être un monstre dans son étude de clerc de notaire et le fenómeno du rayon poissonnerie de sa grande surface. Quant au mot aspirant qui clignotait sur l’affichette, il faut le lire selon sa perspective la plus pneumatique et même pneumatologique : celle du siphonage. Le temps de deux séries de quatre naturelles de face données como dios manda à Las Ventas, Madrid, sorte de profond évier noir qui vous lustre ou vous lessive, et n’importe quel modeste du cargar la suerte, du gros toro et du petit cachet peut, un jour d’inspiration, en deux temps trois mouvements et une estocade en todo lo alto se retrouver, justement, aspiré au sommet de la pyramide, sur la pointe de l’hyperbole : « Monstruo ! Fenómeno ! ». L’inverse est aussi diligent. En espagnol raccourci ça se dit « Cabron !»

Lost Paradise

Dans « D’où viens-tu, Johnny ? » (1963), film de Noël
Howard, Johnny Halliday est un gentil chanteur yéyé, un peu rocker. Pas vraiment rebelle. À paris Il a de gentils copains, il chante de gentilles chansons, il fait de gentilles parties de billard électrique sous les yeux de sa gentille fiancée. Oh, pétard, mais c’est Sylvie Vartan ! Johnny est juste un peu turbulent. Il ne porte pas de blouson noir mais oui une veste à gros carreaux. Il ne chevauche pas une diabolique grosse Triumph Thunderbird comme Brando dans l’Equipée Sauvage mais, oui, une chouette mobylette Paloma Super Strada Flash 50 cm3. Mais voilà, il est, en toute innocence, pris dans une histoire de valise à trimbaler. Elle est pleine de drogue, il s’en aperçoit, jette la coke dans la Seine. Il ne mange pas de ce pain-là. Les trafiquants le recherchent. Pour leur échapper il part se réfugier « à la campagne » comme il dit. La campagne ? La Camargue. Le film, jusque-là en noir et blanc, vire à la couleur puisque le midi c’est coloré, non ? La Camargue c’est son pays d’origine. Il y a des parents et des amis bons comme la fougasse d’Aigues-Mortes. Les méchants l’y retrouvent, le séquestrent dans un vieux mas, lui foutent quelques baffes mais pim, pam, les amis camarguais le délivrent et mettent le mal en débandade. Voici Johnny sauvé par la Camargue « pays des gardians vigoureux, des taureaux sauvages, des chevaux indomptables mais sans danger et de la bouillabaisse d’anguilles » comme le dit Gustave dit le Shérif, personnage bonhomme à fort accent, joué par Fernand Sardou. Johnny qui y a désormais retrouvé la joie de vivre en chevauchant avec les gardians chante que pour lui « la vie va commencer » et qu’entre le soleil, ses amis, les chevaux, les taureaux, les apéros, les jolis oiseaux, les ersatz de flamenco -brève apparition de Manitas de Plata- « les années passeront sans bruit » dans cette carte postale camarguaise, pays unidimensionnel du bien et de l’enfance retrouvée, transformé pour l’occasion en yéyéland. Le sociologue Yves Santamaria* avait vu dans ce film « un processus de rectification de l’image de Johnny. » Image qui risquait, surtout après les incidents violents de son concert du 22 juin 63 place de la Nation, d’être assimilée à celle des blousons noirs.  Donc en Camargue et dans tous les sens du mot, pour Johnny ça gaze et la première du film se fera devant un public d’anciens combattants et de ministres. Dans l’Express le critique Jean Louis Bory regrettera que le twist se soit rangé « du côté de la famille et de la patrie. »

Juan Ávila


Puçol, 17000 habitants un « pueblo » agricole et industriel de la huerta au nord de Valencia a deux statues. L’une près du stade représente le footballeur local José Claramunt capitaine du Valencia F.C et de l’équipe d’Espagne dans les années 70. L’autre, avenue de Valencia, figure un gros toro aux cornes nues sortant de sa cage. Lâcher dans les rues des toros de combat ou des « bous embolats » des toros avec au bout des cornes des boules imprégnées de combustible et auxquelles on met le feu est une tradition de cette région que des historiens font remonter à l’antique guérilla contre les carthaginois. Des coureurs de toros dans les rues, des « peñas » des sociétés taurines et des coups de cornes Puçol en regorge. Vicente Ávila négociant en fruits et légumes soulève sa manche et montre sa cicatrice. Son fils Vicente pareil. Mais de vrais toreros originaires de Puçol ? Pas l’ombre. Samedi en fin d’après-midi en regardant à la télévision les toros mansos et assassins de José Escolar martyriser 3 modestes toreros pour la première corrida de la San Isidro de Madrid ni les deux Ávila ni Vicente Medina directeur de la poste et président de la peña Juan Ávila ni Jorge Garcés professeur de sciences politiques à l’université de Valencia et son vice-président ne retrouvaient le nom de ce puzolenc qui aurait été novillero. Mais cette pénurie est maintenant caduque. Puçol a un torero : Juan Ávila, 18 ans, le cadet des cinq frères Ávila et demain dimanche il débute en novillada avec picador dans les arènes de Valencia.

Le biou est une fête

Le taureau de Camargue a une odeur. L’odeur d’un rond de saucisse grillée sur un feu de sarments lors d’une ferrade quelque part entre les marais de Lansargues et les cailloux de la Crau. Après la saucisse on lâche le veau marqué au fer « dans le monde ». Expression judicieuse. Le biou est lâché dans le monde des villages, dans sa société, dans ses rues, sur ses « plans » et dans les ruelles de la métaphore. Lâché   dans le monde le taureau de Camargue, tamponne les corps et aussi l’imaginaire comme un tampon oblitère une carte d’identité. Les bleus qu’il laisse sont aussi d’imprimerie. Il s’imprime sur le sud rhodanien, comme les « empègues », les marques d’aubade, sur les murs d’Aubais et d’Aigues Vives. Le vent du nord a beau griffer le calcaire il n’efface pas de la mémoire des murs et des hommes leurs rencontres avec lui, le goût de ses fêtes, l’épaisseur de son intimité, sa puissance commémorative. Tiens, Julien par exemple. Il a rencontré Michelle, devenue sa femme, aux Saintes Maries de la Mer, le jour où Dédé Soler, pieds nus et torse nu a levé la cocarde de Caraque le cocardier de Laurent. On avait mangé la bourride au Sambuc. Je m’en souviens comme si c’était hier. D’ailleurs c’était hier. Quoi ? Plus de quarante ans déjà ? Le temps passe, le biou reste le même sous des centaines de noms même si le raseteur est passé de l’espadrille de corde et d’une joyeuse anarchie aux « Nikes » et au professionnalisme très encadré.  Et puis comment oublier ce raset immortalisé le lendemain dans le marbre de la prose hugolienne par Le Provençal. « Les deux adversaires se reconnurent, et un souffle d’épopée fit frémir les gradins. ». Rien de boursouflé. Tout est vrai. La connivence, l’épique, le gradin qui frissonne d’une émotion limpide et obscure à la fois, venue d’on ne sait où. N’y manquent que le bruit de la mer, juste derrière, et l’odeur de malaïgue de l’étang des Launes. Le taureau de Camargue tricote des chansons de gestes majuscules ou infimes. On se les repasse de générations à générations, en famille, dans les clubs taurins, dans les cafés, dans les parlotes sur la place comme celle de Saint-Laurent d’Aigouze où un jour, au tout début du XXe Prouvenço fameux cocardier du marquis de Baroncelli aurait soulevé une charrette emplie de spectateurs comme parabole de l’enthousiasme que ses courses soulevaient également. Pourquoi aurait ? Il a.

Céret à la recherche du toro absolu

Le peintre Vincent Bioulès expose au musée d'Art moderne de Céret des toiles anciennes et récentes. Il dit qu'il est arrivé à un âge « où il est plus facile de se retourner sur sa propre vie ». Samedi à Céret, les toros des frères Tardieu regardaient aussi derrière eux. Ils se retournaient vite. Les toros qui se retournent vite génèrent une tauromachie de jambes. Les aficionados toristas, dont Céret est un sanctuaire, goûtent la tauromachie de jambes. Les toros ne se laissent pas faire et justifient leur titre : toros de combat. Les toreros esquivent, patinent, se replacent et font plus de poussière que l'Ecclésiaste. Les figuras ne font pas de poussière, et la seule patine qu'elles connaissent est celle de l'esthétisme parfois caramélisé de leur toreo. Les figuras ne viennent pas à Céret. Les aficionados toristas de l'Adac, organisateurs de la feria, menacent tout simplement de « congeler et de mettre au court-bouillon tous les analphabètes toreristas ». A Céret, l'esthétique taurine, accusée de fonder sa posture sur l'imposture, est objet de sarcasmes et, de toute façon, les toros y sont trop poussiéreux. Samedi, le paso doble de Pascal Comelade interprété par la Cobla Mil.lenària avait la gravité allègre, à la différence des toros de Tardieu, très armés, solides, charpentés, sans gras, mais pas allègres du tout. Les organisateurs les avaient choisis pour leur physique. Ils étaient venus cinq fois dans la Crau pour affiner le lot. Tous étaient issus du même étalon et de la même utopie. Les toristas traquent le toro utopique, le toro qui supporterait trois, quatre, voire cinq piques avec de plus en plus de bravoure, se battrait comme un lion à la muleta, mourrait bouche fermée avec le stoïcisme du loup d'Alfred de Vigny, exalterait les vertus viriles du torero. Est-ce que ce toro existe ? Même si dans une carrière d'aficionados on en a croisé et admiré quelques-uns approchant de cet idéal, on en doute. Cependant, il n'est pas déshonorant de le chercher. D'ailleurs, ceux de l'Adac rétorquent : « Le boeuf est lent, mais la terre est patiente. »

A Dax, le petit théâtre de Conde


Si sa tauromachie n'a pas l'envergure suffisante pour le
transformer en grand torero polémique genre Curro Romero, on peut reconnaître au moins un art à Javier Conde. Celui de provoquer la discussion, la discorde et la soif. A Dax vendredi après la corrida, et alors que la meilleure tauromachie avait été dispensée par le prometteur César Jiménez il n'était pourtant question, sous les gypseries du Splendid, que du brun torero de Málaga qui aimerait tant passer pour ce qu'il n'est pas du tout : un torero gitan. Javier Conde n'est gitan ni de père ni de mère et il est encore moins Rafael de Paula, mais il a si envie de le paraître que sa tauromachie, qui pourrait avoir le charme de la couleur locale, disparaît sous le fatras d'une gesticulation ampoulée. Donc Javier Conde produit et du gloussement et de l'urticaire. Le gloussement de ses dévots extasiés et l'urticaire des mécréants renfrognés, hostiles à son cabotinage. Après conciliabules et pas mal de rasades équitablement réparties, je remets la mienne, tu remets la tienne, chaque camp restera campé sur la rive de son propre Adour. Comme d'habitude en corrida, la vérité était partout et nulle part, et c'est en vain qu'on cherchait à la coincer avec les bulles du champagne. Personne n'en est venu aux mains.
Avec Tronador, premier toro noble de Manolo González, Javier Conde a offert au début de sa faena un bel échantillon de son originalité, en toréant avec beaucoup de temple, au rythme du toro et en livrant des passes de la droite et surtout des passes de poitrine très dessinées. Leurs impeccables calligraphies chantaient sa propre gloire : voyez, disait la gestuelle merchandisée de Conde, si je les donne bien. La transe de l'introverti Rafael de Paula venait de plus loin et le débordait avec beaucoup moins d'exhibitionnisme et donc avec plus de force.

Morante, torero des deux Séville


Plutôt que faena, on dira la « chose ». Le vague du mot expose mieux l'extravagance erratique de ce qu'a pondu Morante de la Puebla, lundi 23 avril à Séville. On ne parle pas seulement de cette invraisemblable, ­ invraisemblable s'agissant de lui, ­ attente à genoux du toro a porta gayola, dont il s'est expliqué par la suite. Il dira qu'il avait été triste d'être obligé de faire ça pour que le public le comprenne. Mais qu'il s'était grandi.
On évoque surtout son œuvre subséquente, qu'on n'aura pas le ridicule de nommer « travail à la muleta ». Les critiques taurins ont, au bout de leur plume interloquée, cherché à cerner l'anomalie de cette « ébriété » taurine. Barquerito a parlé d'une « faena semée de prodiges », José Antonio del Moral de quelque chose de « passionnel », Rodríguez del Moral d'un « pronunciamiento », Juan Posada de « faena magique », Javier Villán d'un « génie intermittent » et Francisco Mateos s'est inquiété du « déséquilibre intérieur inquiétant » de son auteur. On sera, à propos de la chose, le plus strict possible en lui appliquant la définition que Borges donnait des livres de poésie : « une succession d'exercices magiques ». On avancera aussi le mot, par ailleurs si ridiculement galvaudé, de duende pour approcher au mieux l'impression de crépitement souterrain qui animait ce truc énigmatique, lequel semblait réverbérer une structure secrète et inconnue, inconnue et secrète sans doute pour son auteur lui-même.

Cantona

Depuis trois ans, à Arles, Nîmes, Séville, Logroño ou
Palavas, Eric Cantona photographie la corrida, qu'il a découverte en 1990 lorsqu'il jouait à Montpellier. Il l'associe désormais à un autre engouement, plus ancien, pour la photo. A Arles, pour la feria de Pâques, l'ancien footballeur a pour la première fois montré son travail taurin, dans une exposition commune avec la plasticienne Hélène Arnal, organisée par le club taurin féminin Las Livianas. Il y a des portraits, des détails de combat, des scènes intimes, des vues de foule labourées par un sentiment collectif, le passage du toro sur le visage des toreros, la beauté furtive de l'acte tauromachique. « Même quand je venais aux arènes sans appareil, j'observais la corrida comme un photographe. Je regardais les mouvements, les cadrages, le petit truc, le moment privilégié, une émotion qui passe et que maintenant j'ai décidé de fixer ». En argentique et en noir et blanc. « Je n'aime pas le numérique parce que c'est à l'image d'aujourd'hui. On multiplie, on consomme. Tu fais cent photos, tu les voies tout de suite, tu en gardes une. L'argentique, ça aiguise le sens de l'observation. Ça nécessite plusieurs étapes, tu peux en rater une, tu n'es jamais sûr de rien, tu travailles sans filet. Tu peux avoir des frustrations, tu as des incertitudes. Je revendique le pouvoir de rater un truc et je veux garder mes incertitudes. Et là, si on se trompe, c'est pour la vie. J'aime ça. »

José Tomás revient dans la lumière

Donc, José Tomás revient. Lui qui toréait les pieds bien à plat était parti sur leur pointe au soir d’une corrida à Murcie, le 16 septembre 2002. Il n’avait rien dit. On l’avait appris une semaine plus tard, par une indiscrétion de sa cuadrilla. Depuis, son éventuel retour alimentait, comme autant de serpents de mer de plus en plus lézardés, les rumeurs de l’intersaison. Il est revenu avec le même laconisme, et ce come-back dans le silence a provoqué un barouf médiatique de tous les diables, dans la presse spécialisée mais aussi dans tous les quotidiens espagnols, au Mexique, et jusque dans Courrier international et le magazine pour hommes du Québec « Summum ». On savait qu’il toréait beaucoup en privé cet hiver au Mexique, où il vit, mais, venu à Madrid le 14 février pour la présentation d’un livre sur Manolete ­ son idole­, il n’avait rien dit, à sa bonne habitude. Il avait juste évoqué Silverio Pérez, ami de Manolete, qu’il avait rencontré peu avant sa mort. On l’avait aperçu à la Monumental de Mexico le 7 janvier lors de la fameuse corrida d’El Pana. Il était en compagnie de la jolie jeune femme brune qui l’accompagne depuis quatre ans et à côté de son copain le musicien, journaliste et écrivain catalan Salvador Boix. Le 14 février, José Tomás avait déjà pris sa décision. Il l’a annoncée à Boix le plus naturellement du monde un matin de janvier, alors qu’il déchargeait ses affaires de leur voiture pour aller tienter dans un rancho mexicain. Devenu dans l’intervalle son apoderado, Salvador Boix confirmera la nouvelle dans une conférence de presse tenue, sans lui, le 7 mars à Barcelone. Où, le 17 juin, José Tomás remettra son habit de lumières.

Ernest Hemingway, l'homme-toro


Lorsque le 6 juillet 1923, Hemingway débarque pour la première fois à Pampelune, il s'engueule avec la patronne de l'hôtel La Perla qui veut lui fourguer une chambre à 10 dollars. Quand, en 1953, il revient à Pampelune après plusieurs années d'absence, il se fait chouraver son portefeuille au cours de l'encierro. Broutilles. Hemingway, alias Ernest de la Mancha, représentant les abattoirs de Chicago comme il se surnomme lui-même dans une lettre à une amie où il dit sa passion pour la Navarre et pour la Feria de San Fermin. Hemingway donc n'en tient pas compte. L'Espagne lui donne tant qu'il passe outre ces petites mésaventures touristiques. Pour lui, «elle est le plus beau pays du monde. Elle est intacte et incroyablement pure et magnifique.» Elle déteint sur lui comme le cercueil du vieil écrivain Pio Baroja qu'il était allé voir peu de jours avant sa mort en 1956, en lui apportant du whisky et l'affirmation que c'était lui qui aurait dû avoir le prix Nobel. A l'enterrement de l'écrivain, on propose à Ernest de porter le cercueil en simple bois de pin, peint fraîchement en noir et qui laisse des taches sur les mains de ceux qui le touchent. Hemingway refuse. Non par peur de se salir mais parce qu'il ne s'en sent pas digne. En mars 1919, de retour de la guerre où il s'était engagé dans la Croix-Rouge italienne, il écrit à son ancien capitaine James Gamble : « Ici (à New York), on a essayé de faire de moi un héros. Mais vous savez et je sais que tous les vrais héros sont morts.»

Le tombeau des cocardiers


Les amateurs de course camarguaise qui ont de la mémoire, du cœur et un chapeau par-dessus le lève, leur galurin, lorsqu’entre Aimargues et Vauvert, ils tournent autour du rond-point du Cailar. Ils y saluent le tombeau du Sanglier. Une épigraphe interpelle leur dévotion : « Aficionados ! Ici est enterré Le Sanglier de la manade F.Granon-Combet. 1916-1935. » Pas plus, mais pas moins. Le suffisant. En fait, Sanglier le « taureau-roi » fils du grand Belcita qui finira en corned beef n’est pas exactement là-dessous. La stèle a été déplacée. Que le sanglier mort soit à un carrefour tombe bien, comme un coup de crochet précis sur une cocarde. En effet, au carrefour de la course libre comme jeu et du taureau comme mythologie locale, il le fut de son vivant et si sa tombe est faite de pierres de Fontvieille qui servaient de sièges aux foudres de la cave du mas Sainte Anne il ne faut pas s’étonner : le Sanglier, la foudre il la distribuait en piste. Il est prompt comme elle et il est, selon les historiens de la chose, le premier à effectuer des « coups de barrière ». Il poursuit les raseteurs, Julien Rey, Benoît, Margaillan jusqu' aux planches et passe son mourre et ses cornes derrière pour les attraper ou les taper d’un redoutable coup de boule.Terrible Sanglier qui va tuer en juillet 1926 le portier des arènes d’Aramon. Ce sera sa deuxième victime puisqu’on le rend aussi responsable de la mort à Lansargues en 1919 du peintre en bâtiment Coulet mort d’un « coup de sang », une jaunisse carabinée, quelques temps après avoir été sévèrement « rousté » par ce taureau jeune qui n’avait pas encore de nom.  On s’écrase pour aller le voir. L’argent qu’on met sur ses cornes, 2000, 2500 francs, 3000 francs Poincaré, pas loin de mille euros, font lever les bras au ciel et émoustille les poètes : « Son front offre aux crochets un dangereux trésor/ Et se targue d’avoir des cornes d’or. » Elles font, ses cornes, la fortune du beaucairois Julien Rey dit « le fondu » qui voulait d’abord devenir jockey. Rey simple ouvrier agricole qui partait raseter en vélo gagne des cent et des milles. Le progrès de ses moyens de locomotion cadastre son ascension : un vélo, une moto, une voiture Trèfle d’occasion, une C4 neuve, une Bugatti de sport offerte par une admiratrice. En 1927 il touchera 8000 francs d’engagement pour raseter Sanglier à Lunel. Soit 16 fois le mois de salaire qu’il gagnait comme charretier.

Nord-Pinus


Dans une vitrine, une enveloppe envoyée de l’hôtel Ritz à Lisbonne et adressée à «Señora Maria Callas» Adresse : Grand Hôtel Nord-Pinus, Arles. À côté, une autre lettre. Le destinataire ? L’écrivain américain Jim Harrison, Nord-Pinus, Arles. Aux murs, des photos de célébrités : Picasso, Cocteau mangeant avec le torero Luis Miguel Dominguin, Yves Montand, Curd Jurgens, Simone Signoret etc.…Avant d’être le rendez vous arlésien des locomotives du cinéma, de la corrida, de l’art, de l’opéra, de la littérature ou de la foire aux vanités le fameux hôtel Nord-Pinus d’Arles fut un relais de diligences planté au cœur de la ville, Place du Forum ex Place des Hommes. Les hommes ? Les « rafis », les ouvriers agricoles qui venaient s’y louer à la journée. Les propriétaires de Camargue ou de Crau descendaient au Grand Hôtel du Nord pour les embaucher. Et ce nom alors de Pinus qui intrigue tant ?  Pas de mystère, pas d’embrouille pseudo latinisante. C’est tout bête.  En 1865 Monsieur Pinus, un suisse venu de Genève acquiert l’hôtel et lui accole son nom : Grand Hôtel Nord-Pinus. Sa clientèle ? Beaucoup de commis-voyageurs venus souvent de la capitale à qui on sert donc, contre la gastronomie locale, une cuisine septentrionale : elle est au beurre. Les arlésiens la boude.  Sa célébrité, l’hôtel y accède à la fin des années 40 grâce à un couple de saltimbanques : Germaine et Jean Bessières dit Nelo. Germaine est fille de l’Assistance. Elle a fait une carrière de trapéziste et de chanteuse de cabarets. Elle est copine de Piaf, de Fernandel, de Maurice Chevalier. Jean est fils d’un colonel nîmois mais Nelo, son nom d’artiste, est fils du cirque. Il est clown ou chante l’opérette sur un petit vélo déguisé en écossais chez Médrano. Ils ont pris leur retraite à Arles où ils ont racheté l’hôtel.

Ronda



On ne badine pas avec Ronda. En 1994 pour illustrer son album “ Bedtime Stories ” Madonna a voulu tourner quelques scènes d’un clip dans les arènes de Ronda. L’histoire ? Celle d’une jeune femme amoureuse d’un torero, joué en l’occurrence par le matador Sévillan Emilio Muñoz, et qui la délaisse parce que seuls, pour lui, comptent les “ toros ”. Les propriétaires de la plaza, une confrérie fondée en 1485 lors de la reconquête de l’Andalousie maure par les Rois catholiques ainsi que le directeur des arènes, le fameux torero Antonio Ordoñez n’ont pas hésité à refuser d’en ouvrir les portes malgré les 17 millions de pesetas offert par la production. Pas question. Nada. Raison invoquée :  La Real Maestranza de Caballerìa de Ronda, le vrai intitulé des arènes, ne peut en aucun cas se prêter à une “ profanation ” même si plusieurs versions cinématographiques de Carmen, dont la dernière celle de Francesco Rosi en 1983, y ont été tournées. Mais il s’agissait de la Carmen de Mérimée, dont l’action se situe en partie à Ronda, et non de l’exhibition d’une “ sex symbol ” yankee de surcroît et abonnée à la provocation érotique impardonnable pour une confrérie vouée depuis son origine à défendre le mystère de l’Immaculée Conception. Donc Madonna a pris son clip, ses claques, ses dollars et ses soixante gardes du corps et s’est repliée sur les arènes d’Antequera, La plaza d’Antequera est certes ravissante    mais elle n’a pas, de très loin, le statut “ sacré ” de celle de Ronda où fut inhumé, avec un crucifix, le torero Curro Guillén tué sur son sable le 20 mai 1820 par un toro de 7 ans de l’élevage de Cabrera. Curro Guillén n’est plus le seul aujourd’hui à reposer sous la piste ocre de Ronda. Depuis le 21 décembre 1998, les cendres d’Antonio Ordoñez décédé à 66 ans d’un cancer, ami d’Hemingway et d’Orson Welles, sont enterrées devant le toril et selon son vœu “ pour être piétiné par les sabots des toros, pas par les pieds des hommes. ” C’est d’ailleurs encore à Ronda, dans la propriété d’Ordoñez, que les propres cendres de Welles ont été déposées dans un puit aveugle prés de la piscine. Antonio Ordoñez, le plus important torero du XXème siècle selon certains, avertissait, en rigolant, les plongeurs : “ Attention, n’éclaboussez pas Orson ! ”

"On torée comme on est"

12 octobre 1987 à Séville. Rafael Soto Moreno dit Rafael de Paula affronte seul 6 toros. Personne n’y croit. Personne sauf peut-être quelques gitans craquelés, huilés et habillés comme des lords ou comme la grosse « mama » gitane, noire et extasiée au bras de qui Rafael dans un costume frangé de noir est entré dans la Maestranza
par la petite calle Iris annexée ce dimanche chaud par Jerez de la Frontera. Il ne se passe rien jusqu’au cinquième toro. Une corrida d’esquisses, d’hésitations, de heurts, de reculs, d’éclats brefs qui vont, d’un coup, incendier les gradins et, d’un coup les éteindre. Le public est patient. Ah, ça vient ! Non, ça retombe. Rafael de Paula a toujours été ainsi. De la faïence puis de la défaillance. En 30 ans de carrière, des ébauches, des étincelles, des mégots de sublime qui mis bout à bout éclairent une sorte de Kamchatka taurin visité de loin en loin par quelques « œuvres » inoubliables puisque l’erratique Paula  préfère dire « obra » que « faena ». Œuvre et grand œuvre cette mémorable corrida d’octobre 1974 à Madrid le jour où Antonio Bienvenida a fait ses adieux à la tauromachie dans la cape de paseo noir du légendaire Joselito. Autre miracle la corrida du 27 mai 1979 toujours à Madrid où Rafael après une faena miraculeuse finira pendu à la corne d’un toro du marquis de Domecq. Autre cime ce solo lumineux de mai 1985 qui a fait danser les gitanes sur les gradins des arènes de Jerez au bout de la calle Doctrina. Entre ? Des trous. Des gouffres. Ce dimanche 12 octobre à Séville le jour a baissé derrière les céramiques bleues et blanches du petit dôme de la Maestranza. Le doute a commencé de s’installer avec le soir. On ne verrait plus rien aujourd’hui sauf cette demi-véronique lente, lente, décomposée, tombée, abandonnée, évanouie devant le second toro. Lebrero, le cinquième toro, est sorti presque à la nuit tombée. Il a giclé sur la piste comme une goélette qui prend le vent. Et puis c’est arrivé, c’est sorti, sans raisons apparentes. L’impact émotif de la tauromachie de De Paula a quelque chose à voir avec les nerfs, avec le trajet des nerfs dans le corps, avec le double mouvement du cœur et le battement du sang : systole, diastole ; le « compas » disent les flamencos. De Paula se livre, s’abandonne. Il est comme nu devant le toro. Comment la passe s’achèvera-t-elle ? Personne ne le sait. Et lui encore moins. Peut-être dans la panique, peut-être dans le désordre, souvent dans l’incontrôlé, parfois dans une plénitude rare et en même temps comme douloureuse ; De Paula dans le crépuscule de Séville où l’automne pointait ses nuages a, entre la transe et le silence en ressac de la Maestranza, captivé et capturé Lebrero pour accoucher de quelque chose, une œuvre, oui, qui n’avait rien, rien de prévu, de convenu, d’organisé mais tout, au contraire, d’émotif, de pur, d’enfiévré et de fragile et d’imparfait . Une imperfection bouleversante et bancale et qui laissait, magiquement, à désirer.