Pampelune, des toros et des femmes

La San Fermin 2005
a démarré par une querelle linguistique sur fond de féminisme. Mercredi 6 juillet à midi, Idoia Saralegui, la conseillère municipale chargée, grand honneur, de faire péter la fusée annonçant le début de la fiesta, a volontairement tordu le protocole. Au lieu de lancer au micro le traditionnel «Pampelonais, Pampelonaises, vive San Fermín», elle a viré la moitié masculine de la formule pour un singulier : «Pampelonaises, vive San Fermín.» Gros émoi. Elle s'est justifiée en expliquant qu'en espagnol le féminin pouvait rassembler les genres. La polémique est remontée dans le courrier des lecteurs des quotidiens, où quelques pointus grammairiens se sont engueulés à coup de «morphèmes génériques» et autres monstres linguistiques. La San Fermín, que l'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, présent à Pampelune, définit comme une «suspension de la rationalité», ingère jusqu'à la philologie militante ; terminologie qu'un lacanien, noyé dans le rosé de Navarre, décryptera les doigts dans le nez : «File au logis, militante !»
Tout fait ventre et pas seulement Saleroso, un Miura combattu puis préparé en ragoût que le jury gastronomique du prix Gazteluleku a distingué, l'an dernier, comme le toro le plus savoureux de la San Fermin. Rien ne se perd. Exemple : les bonnes sœurs des couvents ont récupéré les timbres des lettres de protestation envoyées à la mairie par les défenseurs mondialisés des animaux. Même recyclage pour le multiséculaire encierro. A l'origine, les pauvres, qui ne mangeaient de la viande que le jour de la fête du saint, le 7 juillet, couraient pour manifester leur allégresse avec les toros qu'on conduisait par les rues jusqu'aux arènes. Après la faim, les Pampelonais ont cavalé par rébellion. Les règlements municipaux interdisant leur présence aux côtés du bétail, ils ont bravé les prohibitions en galopant aux côtés des futurs estofados de toros. Après, on a couru par fierté, par tradition, pour se jouer la vie, pour l'adrénaline, pour passer un quart de seconde à la télé.
Une autre pratique de l'encierro vient de surgir : le sponsoring. Comme les images du lâcher de toros de Pampelune font le tour du monde, un casino par internet a payé le célèbre ex-basketeur des Chicago Bulls Dennis Rodman pour se montrer dans l'encierro avec le tee-shirt maison, également distribué généreusement aux participants. Rodman a reversé une partie de son cachet, 10 000 dollars (8 400 euros), à une association qui lutte contre la sclérose en plaques.
Les deux premiers encierros ont été tranquilles. Pas de coup de corne. Cependant, parce que le féminisme était dans l'air du temps, Costabrava, toro de Santiago Domecq, a eu la délicatesse de renverser, sans trop lui faire mal, une coureuse canadienne. Le 8, et contrairement à l'habitude, les Cebada Gago n'ont pas rempli les lits d'hôpitaux. Pas de cornade. Le 9, au milieu d'une foule immense, les Dolores Aguirre ont par contre encorné quatre coureurs. Mais pas Victorino Martín junior, qui faisait office de berger. Le 10, les Miuras étaient angéliques ; et le 11, les Jandillas ont fait du petit bois : quatre encornés et soixante blessés.
Les toros de Jandilla sont en train de se tailler une sale réputation dans les rues de Pamplona. En 2004, ils avaient provoqué un encierro sanglant : huit coureurs encornés, dont le fameux Julén Madina, qui avait reçu cinq cornades. Il a réapparu cette année avec un sixième anneau à ses oreilles. Madina se met un anneau chaque fois qu'un toro le tue et qu'il ressuscite. Il pourra s'en coller un septième. Le 11, un Jandilla l'a aplati comme une figue devant José, coiffeur pour hommes.
La corrida du 7 a eu un début électrique. Selon l'usage, elle était présidée par le maire, en l'occurrence la mairesse Yolanda Barcina. Elle a reçu les huées du soleil et les ovations de l'ombre. Autre tradition. Un observateur de la chose politique locale expliquait que, si le 7, à 18 h 30, le maire n'était pas ainsi pris à parti d'un côté et acclamé de l'autre, c'est qu'il n'était «ni maire, ni rien du tout». La mollesse moutonnière des toros imbéciles de Santiago Domecq a vite envoyé la corrida dans une léthargie digestive. Même El Fandi qui, aux banderilles, a pourtant arrêté ses deux toros en leur posant la main sur le frontal, n'a pu stopper les fanfares. Elles ont joué sans discontinuer pour leur peña. Castella a donné deux bonnes séries de la droite dans une indifférence quasi générale.
Le 8, les Cebada Gago aux cornes très affilées ont livré un combat intéressant. Ils étaient mobiles, généralement bravos, sauf un, assez noble, avec du tempérament mais sans leur férocité habituelle. Trois modestes les affrontaient. La finesse un chouïa étriquée de Francisco Marco et la belle estocade de Robleño à Montanista leur vaudront une oreille chacun. López Chaves, qui la méritait tout autant, partira bredouille. Il avait préparé le rendez-vous en s'enfermant toute une semaine chez lui à Salamanque avec sa cuadrilla, pour plancher sur le thème Cebada Gago. A la sortie du séminaire, il s'est mis à genoux devant Segador. Sa tauromachie a eu de l'envergure et du punch. Elle était bien accordée mais livrée un peu trop loin du toro. Le président refusera l'oreille.
Le 9, les Dolores Aguirre sont farouches, durs et mansos sous la pique, mais ils ne déplaisent pas aux aficionados. Surtout Tosquetito et Cubatisto, les deux premiers. Ils fuient, commencent par naviguer en piste comme des toros sans race, puis s'améliorent, prennent conscience de ce qu'on leur demande et finissent par se battre dignement grâce aux faenas pédagogiques de Dávila Miura et de Serafín Marín surtout. Davila Miura perdra à l'estocade le bénéfice d'une faena techniquement estimable. Sans couper d'oreille, Marín a laissé a Pampelune une excellente impression : celle d'un torero posé, sachant templer, c'est-à-dire pacifier un toro brutal, Cubatisto, qui avait une corne droite assassine et qui était manso. Mais les mansos comme Cubatisto ont leur tauromachie. Leur combat requiert ce que Serafín Marín exposait : un pouvoir sans violence, de la netteté dans la décision.
Le jeune Colombien Luis Bolivar n'a pas encore l'expérience pour affronter des toros aussi complexes, ni le culot pour tenir tête au chahut de Pamplona. De plus, sa cuadrilla sera à la dérive devant le très manso Yeguizo, sixième Dolores Aguirre. Avec des banderilleros en débandade qui couraient dans tous les sens, Yeguizo a transformé la plaza de Pampelune en bordélique capea de village. La bronca sera minimaliste. Ceux du soleil préféraient chanter que San Fermín «est une fête sans pareille» et gigotaient comme des vermicelles en braillant la Chica Yéyé, vieux tube transgénérationnel des années 60.
Il y a quelques années, le soleil savait cracher des broncas éruptives. 
Celle par exemple qu'il enverra sur la tignasse d'El Cordobés, voilà quarante ans tout rond. Reçu le 13 juillet 1965 par une belle ovation, El Cordobés devra, trois heures plus tard, fuir à jamais Pampelune en quittant l'hôtel Yoldi par une porte dérobée. Lamentable devant un toro d'Atanasio Fernández, il avait eu le seul geste taurin en sortant de la piste. Sous un tonnerre de cris et un déluge de croûtons, il avait nargué le public en toréant, mais seulement de la droite, les coussins sous quoi Pamplona voulait l'ensevelir. A la sortie des arènes, il fera le coup de poing avec des aficionados furibards qui l'insultaient et à qui il répondra sur le même mode.

Pour avoir assisté à la chose, on peut assurer qu'il ne s'agissait pas de «morphèmes génériques».

Jacques Durand

 Libération,  jeudi 14 juillet 2005