
Dans
les années cinquante, soixante et au-delà, la rumeur du grand monde relayée par
quelques magazines de haut tirage donnait régulièrement des nouvelles d’une
sorte de héron dédaigneux couvert de femmes et de taureaux morts : Luis
Miguel Dominguín cadastrait le clos de la renommée avec ses jambes de compas.
On le voyait à l’entrée de l’hôtel Claridge à Londres avec Ava Gardner, il se
fâchait avec Hemingway au bord d’une piscine à La Havane, paradait à Hollywood
avec Rita Hayworth, fêtait à Vallauris avec un Picasso en short les
quatre-vingts ans du peintre également parrain de sa fille Paola, jouait à
faire du cinéma avec Jean Cocteau dans «Le testament d’Orphée» et
les grottes des Baux. Rafael Alberti lui écrivait des poèmes. Luis Buñuel
tentait de le convaincre de la mystique érotique de la corrida. Il chassait
avec Franco qui lui demandait des nouvelles de Domingo, son frère communiste, faisait
de Luchino Visconti le parrain de son fils le chanteur Miguel Bosé, divorçait à
grand bruit de l’actrice italienne Lucia Bosé. Rien à redire. Le petit-fils de
Pilar qui, à Quismondo, vivait très pauvrement du ramassage des pois-chiches et
de quelques larcins agricoles en portant le deuil de dix enfants morts était,
tout naturellement, un héros de ce clan
où l’on roulait en Hispano-Suiza et où l’on fouinait chez les
antiquaires de Leningrad. Très tôt l’élégante silhouette du torero Luis Miguel
Dominguín est apparue là où les demi-dieux de ce demi-siècle s’aimaient, se
déchiraient, tiraient la perdrix, soufflaient des bougies d’anniversaire,
mouraient.
Le
28 août 1947 il est à Linares, en haute Andalousie, où il doit toréer des
Miura. Le matin de la course, Manolete, également à l’affiche, lui souffle: «J’en ai assez.» Quelques
heures plus tard , dans l’infirmerie des arènes, Luis Miguel Dominguín regarde
une femme de ménage éponger au torchon le sang de l’idole de l’Espagne grise
qui agonise en public dans la fumée des cigarettes et, dira-t-il, dans une
ambiance de bar de casino provincial. Dans
les vacances de son personnage de séducteur mappemondial, Luis Miguel Dominguín
s’employait, sans effort apparent, avec une tauromachie logique et «scientifique», à être ce qu’il était : le meilleur matador de
taureaux de l’après-Manolete. Avec une chimie différente. Manolete était le
torero de la sècheresse emphatique quand Luis Miguel sera celui de la
domination insolente et du pouvoir désinvolte.
À douze ans, son fils Miguel le
lui dira, un jour de corrida à Barcelone : «C’est plus facile pour toi. Tu devrais être moins payé que les
autres.» Plus facile ? Pas si sûr. Mais le cadet de la dynastie
taurine des Dominguín, qui avait toujours l’air de vouvoyer les taureaux même
lorsqu’il partait les attendre à genoux à la sortie du toril, semblait vouloir,
dans son long corps de mante religieuse, incarner la volonté baudelairienne et
dandy d’être sublime à tous les instants. Y compris ce jour de l’été 59 à Valencia
lorsque, au cour d’un mano a mano avec son beau-frère Antonio Ordóñez, un
taureau d’Ignacio Sánchez lui ouvrira le ventre de haut en bas, vingt et un
jours avant qu’un autre, à Bilbao, le coince contre un cheval de picador et
l’encorne à nouveau à l’endroit même de la cicatrice, mal refermée. L’insistance
est une figure de la rhétorique des taureaux.
Avec
Picasso la relation affective mettre un certain temps à trouver sa distance et
son terrain, comme dans ces faenas qui débutent dans la suspicion avec des
passes de tanteo, d’évaluation, voire de châtiment. C’est que le goût taurin de
Picasso ne le portait pas vers l’érudite tauromachie vitrifiée de Luis Miguel.
Il était comme le bon gros public : peu regardant sur la technique. Il
aimait le combat ostentatoire, le corps à corps, l’empoignade dramatique :
Chicuelo II ou, plus tard, Miguelín. Avant de le connaître il disait de
Dominguín qu’il était «un torero
pour la place Vendôme.» Peut-être était-il vexé, également. À
l’inverse de tous les toreros venant toréer en France, et à Arles plus
particulièrement, Luis Miguel ne lui brindait pas ses toros. Ainsi, le
lendemain de leur rencontre, ménagée par Jean Cocteau, en 1950, Picasso est
assis à coté de Cocteau et c’est à Cocteau que Luis Miguel offre son combat. Il
recevra, en cadeau et en retour, une montre dorée. «en or d’Allemagne» dira Picasso, ironique.
Plus tard
le peintre s’avouera incapable de dessiner un toro en présence de Luis Miguel. La
saison terminée, il l’invite chez lui en Provence pour faire son portrait et
lui offrir l’œuvre. Dominguín «oubliera» l’invitation. Il
avait juste un peu plus de vingt ans et
seulement un petit mois de liberté arraché au despotisme du toro pour, entre la
fin de la temporada espagnole et le début de la saison américaine, vivre selon
ses désirs. À savoir chasser, séduire, voyager, retrouver «sa cour»
et Don Marceliano, un lilliputien docteur en droit et en philosophie qui se
mettait des culotte courtes et fumait de gros cigares. Picasso le lui reprochera: «Quand je promets à quelqu’un de le
peindre, normalement, il vient tout de suite.» Réponse : «Pablo, essaie de me comprendre. Je
veux que tu me peignes lorsque tu me connaitras bien. Pas avant.»
Leur
véritable affection et leur mutuelle estime a sans doute grandi sur cette passe
d’armes à visage découvert. Picasso, qu’il voyait régulièrement, lui demandera
par la suite de lui écrire, afin de l’illustrer, un traité de tauromachie comme
le torero Pepe Hillo l’avait fait au XVIIIème siècle. Luis Miguel refusera sous
l’évidente raison que ça ne servait à rien, que «les taureaux ne savent pas lire», que le vécu d’un
torero est incommunicable et que, dans ce domaine, «tout est relatif.» Il s’était cependant chargé
quelques temps auparavant de lui envoyer un prologue pour ouvrir l’album Toros y
Toreros. Il
l’avait fait in extremis mais dans les temps, et d’Amérique où il toréait. Le
«in extremis mais dans les
temps» est un concept et un reflexe éminemment taurins. Après avoir, comme le dit la langue des tabloïds,
«défrayé la chronique», Luis Miguel Dominguín fraie maintenant avec
la solitude dans sa propriété de la Sierra Morena. Son texte laissait présager
ce changement de tercio : «J'ai
su, dès le premier instant, que je ne m’en tiendrais pas là.»
Jacques
Durand
Préface au texte « Pour Pablo » de
Luis Miguel Dominguin. Editions Verdier 1994
Photos © Haut Enrique Meneses - Bas DR