Castella, le 11 juillet à Pampelune. A la sortie d'une passe poitrine,
Rosario, toro d'Osborne, lui donne un coup de corne dans la cuisse droite. On
voit le trou. Le sang coule. Avec son visage lisse de couteau à cran d'arrêt,
Castella reste en piste, se croise encore plus, torée longuement, tue Rosario.
Le président lui accorde une oreille qui en valait deux. Castella vient protocolairement
le saluer, donne l'oreille à ses banderilleros pour le tour de piste, part
lentement à l'infirmerie sous les cris de : «Torero ! Torero
!» Les deux trajectoires du coup de corne font 30 centimètres. Il
mettra quatorze jours pour se remettre.
Trois jours plus tard, c'est au tour de Ferrera. Son premier
Victorino Martín l'encorne dans la cuisse droite. Il reste en piste. Son second
l'encorne dans la cuisse gauche. Il reste en piste. Au final, deux oreilles et
la queue. Clameurs de l'ombre et du soleil : «Torero ! Torero !» Ferrera : «Lorsque l'alguazil m'a donné la queue, j'ai ressenti quelque chose de
très intime, comme de la solitude. J'étais là, en bas, et je me suis senti très
torero.»Par comparaison, les footballeurs qui se tortillent sur le
gazon au moindre bobo se sentent quoi ? Lombric ? Le torero n'est pas un
lombric.
Lors du colloque «Ethique et esthétique de la corrida» qui s'est
tenu en décembre à Paris à l’école normale supérieure, l'intervention du philosophe et directeur du département philosophie de l'école, Francis Wolff, portait sur l'éthique du torero. Une éthique de l'être, de l'individu d'exception, de l'identification à son office, de la mise en scène de son propre détachement.
Cette éthique, disait Francis Wolff, obéit aux normes classiques
du stoïcisme et Castella, Antonio Ferrera mais aussi beaucoup d'autres se
chargent et se sont chargés de l'illustrer assez loin de la rue d'Ulm. José
Tomás par exemple. Le 9 avril 2000 à Saragosse, un toro lui décoche un grand
coup de corne en haut de la cuisse droite. Diamètre de la blessure : 5
centimètres. Longueur totale des trois trajectoires : 47 centimètres avec dissection
du nerf sciatique. Tomás, comme si de rien n'était. Rien n'est. Il ne jette pas
un œil à sa blessure, interdit à quiconque de la regarder, repart au combat
sans boiter, renonce aux démonstrations de douleur comme le Lacédémonien la
poitrine dévorée par le renard caché sous sa tunique, tue son toro, va à la
barrière, se lave lentement les mains, reçoit une oreille, salue au centre de
la piste part à l'infirmerie où il dit simplement : «Le moment était venu que je me fasse blesser.» A l'hôpital,
commentaire en acier : «L'idée de ne pas
te laisser vaincre par les circonstances te permet d'atteindre ton
objectif.»
Une autre fois à Badajoz, encorné en début de corrida, il reste
en piste, regarde ses confrères toréer, affronte son second toro, part se faire
opérer avec 20 centimètres de coup de corne dans une cuisse. Le chirurgien des
arènes : «Est-ce que par hasard vous
seriez insensible à la douleur ?»
Dans son intervention, Francis Wolff explique que le devoir
éthique du torero lui commande de « mettre
l'image de soi au-dessus de la préservation de soi » et assimile
cette imposition farouchement revendiquée au principe stoïcien édicté par
Epictète, l'esclave philosophe : «Demande-toi
d'abord ce que tu veux être.» Dans le cas qui nous occupe : torero. A
savoir : un jeune homme gelé qui se colle froidement un visage d'iceberg devant
sa glace. Confidence du torero catalan Serafín Marín : «Quand tu es annoncé dans une feria, ce qui compte le moins, c'est ta
vie.» Etre torero, précise Wolff, «est
une valeur en soi» et l'incarnation d'une éthique «opposée aux morales universalistes». Le
plus grand honneur du torero n'est pas de recevoir des oreilles et des queues,
mais bien d'être appelé torero. Etre torero est une valeur indépendante même du
succès. On peut rester torero sous la bronca, dans l'échec, en l'assumant
dignement. C'est pourquoi «le torero est
un être unique dans le monde contemporain», affirme Wolff, qui fait
remarquer qu'on ne crie pas «chanteur !
chanteur !» à un grand chanteur ou «cuisinier ! cuisinier !» à un chef même s'il vient de
réussir un grandiose boeuf miroton, par exemple.

Les huit commandements édictés par Pedro Romero fondent
l'éthique du torero. Le premier : «Le
lâche n'est pas un homme, et pour le toro il faut des hommes.» Le
second certifiait que la peur donnait plus de coups de corne que les toros.
Mais l'éthique du torero goudronne la peur. Les peurs. Le Mexicain Procuna en
distinguait trois : la peur du toro, la peur du public, la peur de la peur, la
plus importante.
Juin 2001, Madrid. Les stars ont décidé de combattre les gros
élevages et El Juli s'attaque aux Guardiola. Son deuxième Guardiola est
puissant et avisé. Dès qu'il se sent dominé, il se rebelle. El Juli le sait. Il
passe outre, il prend un grand coup de corne qui lui traverse la cuisse de part
en part. El Juli : «Je sais la peur que
j'ai eue avec le Guardiola à Madrid. Je savais qu'il allait me prendre et je
savais que je devais continuer à toréer. Et j'avais peur. Tant, que, lorsqu'il
m'a attrapé, je me suis senti comme libéré.» Le torero héros stoïcien
cache sa peur et ne perd pas son latin. El Califa : «Le courage, c'est de ne pas avoir peur de la peur.»
La peur des toreros ? Prégnante et immanente. Un jour, Pepe Luis
Vázquez torée à Lucena, au mois d'août près de Cordoue avec Cagancho. Avant la
course, il va griller une cigarette dans la chambre de Cagancho. Dans la
pénombre, ce dernier est étendu sur son lit et recouvert d'une couverture alors
qu'à Lucena en août il fait une chaleur de four. Vázquez le croit malade. Non,
Cagancho a très froid aux pieds. La peur. Vicente Barrera, grand-père de
l'actuel, dégueulait de stress avant le paseo. José Antonio Campuzano : «Un torero qui combat chaque année huit ou
dix corridas de Miuras, dans les cinq ou six ans il a des cheveux blancs ou un
ulcère à l'estomac.» En 1971, Luis Parra «Jerezano» torée
des Victorino Martín à Madrid. Macareno
a déjà reçu un coup de corne. Lui a été pris mais il doit encore tuer le
dernier toro. Il s'échappe de l'infirmerie, va se mettre à genou à la sortie du
toril. Le portier du toril refuse d'ouvrir la porte. Il y a déjà eu trop de
cornades ; Jerezano l'engueule : «Ouvre
le toril parce que je fonds de peur.»
Et comment aguantar, supporter, endurer ? Paco Camino : «Nous connaissons tous la peur. Ce qu'il faut, c'est la dominer et la dissimuler. Comment ? Avec le cœur, avec la tête, avec son âme, avec son ambition, avec la mauvaise humeur.» Avec l'éthique.
Et comment aguantar, supporter, endurer ? Paco Camino : «Nous connaissons tous la peur. Ce qu'il faut, c'est la dominer et la dissimuler. Comment ? Avec le cœur, avec la tête, avec son âme, avec son ambition, avec la mauvaise humeur.» Avec l'éthique.
Wolff : « Être torero, c'est traiter par le mépris tout ce qui affecte le reste des
hommes.»
Jacques Durand
Libération Août 2006
Photo Emilio Beauchy Cano