« Ay Marita mia, que es lo que yo tengo ? » Il y a vingt deux ans,
le 2 juillet 1992, dans une chambre d’un hôpital de Badalona dans la banlieue
de Barcelone José Monje Cruz «Camarón de la Isla» se tournait vers
sa femme Dolores Montoya «La Chispa» pour un dernier «Quejío».
Il avait, avant de mourir à 7h10 du matin, griffonné sur un mauvais papier un petit mot plein de fatalisme, de
religiosité et de fautes d’ortographe. Il disait que la vie était belle mais la
sienne, là, non. Il encourageait «jovenes y mayores» à être forts, «a tener conpleta fes (sic) en
Dios.» Il l’avait paraphé comme un autographe «con simpatia y cariño» et avait signé «de este que lla (pour ya) es
libre.» Libre c'est-à-dire, mort. 42 ans. Quejío. La plainte, le hululement de la
plainte et son au-delà. Dans la gorge miraculeuse de Camarón de la Isla,
au-delà du cancer qui lui dévorait les poumons et courait inexorablement vers
sa fin «como el agua,» la vieille douleur gitane glissait sa pointe
rebelle et fine.
Fine, insistante et
insidieuse comme l’aiguille d’une seringue accrochée au bras du petit gitan
frisotté, grelottant de drogue, qui s’effondre dans les vieux cartons et sous
les blocs des Tres Mil Viviendas, le
quartier invisible de la Séville catastrophée avec, dans son portefeuille, la
photo de l’icone noire de la Isla de San Fernando. La vieille tragédie gitane
des «fatigas», des peines, des douleurs et la moderne, en poudre
blanche, des ghettos urbains cocainés, ont poussé naturellement dans sa voix de
soie, de ronces, de miel et d’eau de
vie. La voix de verre brisé et coupant de ce Guevara tabagique et héroïnomane,
buveur de whiskies glacés, sa voix de puntilla affilée poussait le cante
dans ses retranchements, c’est à dire le poussait à se trancher les veines pour voir couler le sang du jondo. Ce à la grande
colère des «puristes» aveugles à, justement, sa pureté. Pour qu’il les touche, pour qu’il les guérisse
les gitanes tendaient leur bébé malade à ce Christ ni jeune ni vieux qui
traquait son image dans tous les photomatons de Madrid et avait tatoué sa
cosmologie personnelle sur sa main gauche : une étoile, un croissant de
lune. Et lui, un astre recroquevillé, silencieux, tremblant, claquemuré, gitan
de toujours, gitanito pour l’éternité et, à la fois, héros post moderne en Ray Ban, costard rayé, chemises à grands cols
et bardé de quincailles. Un astre entouré
de gardes du corps au dessus des désastres d’une vie brulée. Il était l’idole énigmatique
des vieux gitans à canne d’osier, des sentinelles du jondo à rides d’éléphant
autant que des jeunes calés et payos, branchés flamenco, jazz, rock,
trips, de Madrid, de Paris, Londres, Tokyo, Mexico, Manhattan et Paterna de la Ribera. 
Il n’est pas encore ce fantôme «calé», cette idole de la fashion hagarde du sud glissant de palace en palace, de récital à 3 millions de pesetas en concert «sold out», avec sa cour, sa pharmacie, ses soixante Winston par jour, plus le reste. Il n’est pas encore cet ange noir et huilé, rebelle sans gesticulation ni message, arrivant rarement à l’heure, ou jamais, là où on l’attendait. Des milliers et des millers de personnes. Il n’est pas encore cette fumée qui dans les années 80 va zigzaguer au dessus de sa légende, enroulé dans elle, ou aspiré par elle alors que le cancer du poumon commence à goudronner sa poitrine de chat. Douleur sournoise. Il demande : «Qu’est ce que c’est que cette douleur que j’ai ? Est ce qu’elle ne me quittera plus ?» «José, lui répond son ami José Candado, je crois que tu dois apprendre à vivre avec elle. C’est une douleur forte ?» «Non, pas forte, tenace, un run run que j’ai ici et qui ne me quitte pas.» Une rumeur de douleur inconnue. Celle que la crevette de la Isla gardait dans sa gorge métastasée.
Le
4 juillet 1992, dans une atmosphère électrique proche de l’émeute, plus de cinquante mille personnes ont enterré
Camarón sous les larmes, les palmas, les applaudissements, les cris, les fleurs
et les quejíos. Derrière son cercueil et son cadavre enveloppé dans le drapeau
de la nation romani, des gitans, des proches, des lointains, des payos, des
hommes politiques, des chevriers, des curieux, des enfants, des vieillards, des
«tías», des jeunes gens avec son look et ses médailles, des rockers, des junkies,
quelques dealers, et écrira un historien du flamenco «des poètes de Grenade et les rigolos membres des chirigotas du carnaval de Cadix »
Jacques
Durand
Texte pour le livre "Flamenco" photos Isabel Muñoz 1993
Photos © DR ; Illustration milieu The Art Warriors; haut Zombraweb