A
Curro Romero, «Pharaon de Séville», d'abord, ça a dû lui faire tout drôle de
toréer avec un pléonasme : Agapito Sánchez Sánchez. Cependant, le fameux
pléonasme se produisait sous le nom de Agapito Sánchez Bejarano. Il
y a quarante ans, le 25 mai 1967, il torée à Madrid avec Rafael Ortega et
Curro. Il coupe 2 oreilles, tout comme Ortega, auteur d'une faena considérée
comme une des plus importantes de la décennie.
Or, si cette corrida est restée dans la légende de San
Isidro, la feria de Madrid qui se déroule en ce moment, c'est à cause du
«Pharaon», auteur du scandale du siècle, qui finira sa nuit au poste, avant, le
lendemain, de sortir en triomphe des mêmes arènes. Trouble à l'ordre public. Le 25 mai, donc, le second toro
de Curro, un toro remplaçant de Juan Antonio álvarez, est manso. Il refuse
d'être piqué. Il n'a pris que des égratignures. Il fuit les chevaux. Les deux
picadors essayent de le coincer près du toril. Impossible. Le président impose
qu'on passe aux banderilles. Colère pharaonique.
Curro ordonne à son picador de
service de rester en piste. Refus. Le picador a peur. Peur du président, un
commissaire de police, du policier en faction dans la contre-piste et du
général Camilo Alonso Vega, un ministre qui assiste à la corrida. Il a de
bonnes raisons d'avoir peur. On est sous Franco, la police est redoutable et le
trouble à l'ordre public dont son maestro veut le faire complice peut lui
coûter bonbon. Curro, selon le récit qu'il en a fait dans le livre d'Antonio
Burgos (1), va dire son bon droit au policier de la contre-piste : «Ce
toro doit être piqué.» Réponse : «Quoi ? Connard ! Tu veux qu'on
pique le toro ? Ton picador va sortir tout de suite, connard !» Le
picador a entendu la réaction du policier. Il cherche au plus vite à se
défiler. Curro prend le cheval par la bride et veut le retenir en piste. En
vain. Exit le picador.
On en est aux banderilles. Curro pense que le président
va sortir le mouchoir rouge pour infliger au toro les banderilles noires, dont
le harpon, plus long et plus large que pour les banderilles ordinaires, est
censé remplacer peu ou prou l'absence de pique. Surprise pyramidale : le
président sort un mouchoir blanc. Banderilles normales.
Curro arrête ses banderilleros, Juan Díaz et Alfonso Muñoz : non, vous ne banderillez pas. Il le redit au policier : «Ce toro est manso, pas piqué, et ne se banderille pas si ce ne sont pas les noires.» Mais les deux banderilleros ont eux aussi une grosse pétoche de la police. Ils passent outre leur patron. Fin de la séquence banderilles. Sonnerie de la trompette. Dernier tiers. Dernier tiers ? Curro ne bouge pas. Il ne sort pas du sarcophage, ne prend ni sa montera, ni sa muleta, ni son épée. De la contre-piste il fait, du doigt, signe au président, là-haut dans sa loge, que ce toro, non, il ne le combat pas. Intervention du policier : «Celui là, tu vas le tuer, et avec une paire de couilles !» Curro : «Ce toro non piqué, je le tue pas.» Il attend un quart d'heure que les trois avis sonnent. Le toro rentre vivant au toril. Tempête à Las Ventas. La majorité du public a pris parti pour lui et contre le président. Fin de la corrida. Les policiers n'arrêtent pas Curro en piste. Ils craignent la réaction hostile du public. Celui qui l'a insulté l'interpelle : «A quel hôtel tu es ? On va venir te parler. Au Wellington.»
Curro arrête ses banderilleros, Juan Díaz et Alfonso Muñoz : non, vous ne banderillez pas. Il le redit au policier : «Ce toro est manso, pas piqué, et ne se banderille pas si ce ne sont pas les noires.» Mais les deux banderilleros ont eux aussi une grosse pétoche de la police. Ils passent outre leur patron. Fin de la séquence banderilles. Sonnerie de la trompette. Dernier tiers. Dernier tiers ? Curro ne bouge pas. Il ne sort pas du sarcophage, ne prend ni sa montera, ni sa muleta, ni son épée. De la contre-piste il fait, du doigt, signe au président, là-haut dans sa loge, que ce toro, non, il ne le combat pas. Intervention du policier : «Celui là, tu vas le tuer, et avec une paire de couilles !» Curro : «Ce toro non piqué, je le tue pas.» Il attend un quart d'heure que les trois avis sonnent. Le toro rentre vivant au toril. Tempête à Las Ventas. La majorité du public a pris parti pour lui et contre le président. Fin de la corrida. Les policiers n'arrêtent pas Curro en piste. Ils craignent la réaction hostile du public. Celui qui l'a insulté l'interpelle : «A quel hôtel tu es ? On va venir te parler. Au Wellington.»
Curro
rentre à son hôtel, se douche, ressasse son évangile aux nombreux journalistes
: le toro était manso, pas piqué. Ortega lui a demandé de le tuer quand même,
qu'est ce qu'il en avait à foutre, et lui, il lui a répondu : «Rafael,
la question c'est pas de le tuer ou pas. La question c'est
que c'est une violation. Le toro n'a pas été piqué parce que le président n'a
pas voulu.» Les policiers arrivent : «Suis-nous !» Ils
l'embarquent pour la Direction générale de la sécurité, Puerta del Sol. Curro a
fait téléphoner à Agustín Roig, un de ses admirateurs, proche de Franco. Il ne
veut pas être mis au cachot avec des voyous, surtout la veille d'une corrida.
Effectivement, Roig appelle le marquis de Villaverde, gendre de Franco, qui
dépêche à la Puerta del Sol Alfonso de Bourbon y Dampierre, époux d'une
petite-fille du dictateur. Du coup, Curro n'est pas mis au cachot. On lui
installe un lit dans un bureau. Il peut commander un repas à une cafétéria
proche, El Tropical. Journaliste de «el Alcazar», Julian Candau se
déguise en garçon de café et lui amène la boustifaille : jambon, fromage,
salade, langoustines, une bouteille de rouge, deux d'eau minérale, huit cafés.
Il en profite pour, en douce, interviewer le prisonnier. L'interview sera
publiée le lendemain, mais Candau, par peur de la police, ne dormira pas chez
lui pendant une semaine.
Curro veut dormir tranquille. Il prend deux pilules au
nom rigolo : Dapaz.
Des policiers «curroromeristes» lui demandent des
autographes et ce qu'il fout là. Alfonso de Bourbon lui donne l'accolade. Des
aficionados se sont agglutinés à la porte de la Direction. Son épouse, la
chanteuse Conchita Piquer, lui apporte des draps et son oreiller. Le lendemain
à midi, Curro Romero signe son procès-verbal et prend une grosse prune : 25 000
pesetas d'amende. Il sort du poste à une heure de l'après-midi.
Et
la corrida de l'après-midi ? Excitation dans le landerneau. Curro va-t-il
toréer ? Toréer, lui, il veut. Et pourquoi non ? D'autant que le président de
la veille a reconnu qu'il s'était, pour les banderilles, fait un noeud dans les
mouchoirs. Selon Curro, les organisateurs de Madrid, en combine avec Diego
Puerta et Paco Camino, qui partagent l'affiche avec lui, auraient manoeuvré
pour qu'il reste au violon afin d'organiser un mano a mano. Pas
question. Curro est engagé, et libre. Il est remonté comme la fameuse pendule
que son art magique arrête, disent ses adorateurs. Il sort de ses bandelettes,
se présente à la corrida. Avant la course, froid glacial. Il ne salue ni Camino ni
Puerta, toreros sévillans comme lui, qui ne lui adresseront pas la parole de
tout l'après-midi. Au moment du paseo, Las Ventas ovationne tout le monde alors
que dans l'ABC du jour, le critique Cañabate a éreinté «le Pharaon»
: «Pauvres de nous si les toreros imitaient son exemple. Alors, quand
un toro ne leur plairait pas, ils resteraient derrière la barrière en fumant
une clope ? [...] C'est tristement honteux.»
Deux heures et demie plus tard, tous sortent en triomphe
: Curro (1 et 1 oreille), Puerta (idem), Camino (2 oreilles), et le régisseur
de l'élevage, Benítez Cubero. Grande corrida. Un sommet de l'art sévillan.
Comme l'année suivante, toujours à Madrid, lorsque Cañabate laissera courir sa
plume : «Curro Romero est un torero de la transformation alchimiste qui
triomphe dans la transmutation du plomb en or.»
En 1968, à Madrid encore, nouvel incident avec la police.
Mais là, pour sa protection. Le 16 mai, Curro, encorné dans la jambe droite,
est emporté contre son gré à l'infirmerie. Il pleure, refuse d'être opéré, il
veut en sortir pour continuer la course, démentir cette réputation de torero
peureux qu'on est en train de lui faire. Le chirurgien ordonne aux policiers de
l'empêcher de s'échapper. Curro enrage : «Ce que vous me faites est un
crime. Je dois y retourner!» De force, on lui injecte du Pentothal.
Il dira plus tard
sa morale de torero : «Il y a des moments où un torero doit faire face,
quoi qu'il arrive, quoi qu'il en coûte.»
Jacques Durand
(1) Antonio Burgos, La Esencia. Planeta,
Madrid, 2000
Paru dans Libération Mai 2007