El Pana, étrange et extravagant

Le 7 janvier à Mexico, le torero Rodolfo Rodríguez «El Pana», 55 ans, a fait honneur à sa devise. Il est arrivé aux arènes dans une calèche, s'est fait insulter par une dizaine de militants anticorrida, a commencé le paseo un gros cigare au bec. Il portait un habit de lumières vieux rose et argent, comme on n'en fait plus. Par la suite, le torero a pondu deux faenas «électriques» et coupé 2 oreilles au toro Conquistador. Il a parcouru en tout 7 tours de piste, dont le dernier en courant. Il a ostensiblement mangé un quignon, par référence à son nom d'artiste, El Pana, diminutif de «El Panadero», le boulanger. Il s'est aussi allongé sur le sable de la Monumental pour l'embrasser et, dans une forêt de micros, a tartiné deux brindis qui n'étaient pas à la mie de pain. L'un «aux pauvres petits toreros oubliés et qui voient dans El Pana une lueur d'espérance pour qu'on leur rende justice». L'autre aux «dames de petite vertu, demoiselles, princesses, paumées, putes, michetonneuses, gagneuses, filles, celles aux talons aiguilles dorés et à la bouche peinte, car elles ont apaisé ma soif, rassasié ma faim et m'ont protégé et accueilli sur leur poitrine et entre leurs cuisses, piliers de ma solitude. Que dieu les bénisse pour avoir tant aimé». Puis il est sorti en triomphe. Dans la soirée, le président de la République, Felipe Calderón, lui a téléphoné pour le féliciter et l'inviter à la résidence officielle de Los Pinos. C'est que «la boulange» faisait ses adieux à la Monumental de Mexico où, fâché avec l'ancien gérant Herrerías, il n'y avait pas mis ses zapatillas depuis longtemps. Sauf un jour, du temps des essais nucléaires français, comme espontaneo. Il avait sauté en piste avec une pancarte : «Chirac, grand con, arrête avec tes petites bombes». Chilolín, le nouveau responsable de la Monumental, l'a donc embauché. Bonne affaire. Il y avait plus de spectateurs pour lui, dont José Tomás, que pour voir El Juli le 19 novembre. Après son succès, El Pana a avalé son chapeau. Il a décidé de rester. Il a expliqué que Chilolín avait des projets pour lui et que, pendant la corrida, il lui avait demandé de ne pas se couper la coleta. Il a sauté sur l'occase. Il rêve maintenant de toréer à Mexico avec Morante et El Juli et a lancé un défi aux deux figuras mexicaines, El Zotoluco et Rafael Ortega, «deux toreros sans personnalité, deux petits hommes de paille travestis en toreros». Il a ajouté qu'il les «rétamerait dès le paseo». Comment El Pana a-t-il toréé le 7 janvier ? Avec la saveur d'un vieux torero bohème et inspiré pour certains, avec pas mal d'histrionisme pour les autres, qui l'ont aimablement traité, via l'Internet, de «petit vieux décrépit» ou de «vieux clown». La boulange, qui joue de la guitare flamenca et déclame des poèmes, se définit lui-même comme le «dernier torero romantique». Dans son ouvrage « México diez veces llanto », Fernando Vinyes écrivait en 1991 que El Pana, en sortant de vieilles passes de l'oubli, renouait avec le «baroquisme mexicain». Celui de Procuna, de Silverio Pérez, de Pepe Ortíz, de Balderas ou de Lorenzo Garza. Il ajoutait que l'«exagération théâtrale» avec laquelle El Pana interprétait un répertoire taurin déjà hyperbolique lui avait valu le discrédit de l'aficionado et une interrogation au moment de le cataloguer : Torero ? Clown ? Génie ? Casse-pieds ? El Pana, par exemple, a ressorti en 1978 la passe dite «impossible» que personne ne pratiquait plus depuis la mort de son créateur : Antonio Campos «El Imposible», décédé d'un cancer en 1964. Une fantaisie dont s'inspirera El Cordobés pour sa passe dite du «petit moulin.» La carrière d'El Pana est exclusivement mexicaine. Il se fait connaître à la fin des années 70 et la polémique marque ses funambulesques apparitions. D'un côté, le public l'adopte parce que ce retour à d'anciennes figures de style l'enthousiasme, de l'autre il le rejette parce qu'El Pana fait vraiment trop le couillon. El Pana est capable de réaliser à la cape 18 quites différents, mais d'un autre coté on l'a vu, en 14 corridas, incapable de tuer 6 toros. Ça ne trouble pas la boulange : «Les gens ont bien accepté ces "fracasos" alors que n'importe quel autre torero aurait été viré de l'arène à coups de pied.»
Le ressuscité du 7 janvier a d'abord connu le succès populaire avant, pendant plus de vingt ans, de subir le rejet et le discrédit. La double vie non rêvée de Rodolfo Rodríguez «El Pana» a un fond tragique, comme une chanson de Chavela Vargas. Son père, officier de police, assassiné a coups de revolver ; sa mère, veuve avec 8 enfants ; lui, fossoyeur, boulanger et mille autres métiers. Comme torero, il s'est formé à la dure dans les capeas, a reçu 16 bons coups de corne et a dû lutter contre le mépris, les insultes, les portes closes et l'«enfer de l'alcoolisme». Si El Pana parle volontiers de lui à la troisième personne, c'est sans doute parce qu'il mène deux vies. Celle de Rodolfo Rodríguez et celle du torero El Pana. Il explique que Rodolfo Rodríguez «n'était rien quand son ombre torera remplissait les arènes», que Rodolfo Rodríguez, un «homme à l'enfance et à la jeunesse pleine de misère, à la vie civile médiocre», a pu, «grâce à El Pana torero», éduquer ses frères, donner à manger à sa famille, faire que les siens «se sentent orgueilleux». Au bout du compte, une vie «pleine d'excès, d'expériences, de peines, de manques», mais aussi une vie «pleine de torerisme et d'amour pour la fiesta».
Le récent succès de ce torero étrange et extravagant a renforcé un ego déjà bien nourri qui, depuis, se répand en déclarations fracassantes. Il n'a jamais eu la langue dans sa poche. Du temps de sa gloire à la fin des années 70, quand il remplissait la Monumental, il avait rejeté avec dédain l'idée d'être consacré matador par le grand Manolo Martínez : «Il n'a pas la catégorie ni pour être mon parrain d'alternative ni même pour me donner l'accolade.» Maintenant, il clame que les «yeux des aficionados sont toujours fixés sur El Pana parce qu'ils ne savent pas ce qu'il va faire», et que lui non plus d'ailleurs. Il claironne que, s'il a décidé de reporter son départ, c'est parce qu'à Mexico il n'a donné que 20 % de ce qu'il avait dans le ventre et qu'il ne «voulait pas frustrer les nouvelles générations d'aficionados de l'occasion de le voir encore et de découvrir ces passes extraordinaires, ces passes d'antan, celles des grands maestros». Il ajoute : «El Pana est un être spirituel, à la foi inépuisable, qui naît avant 4 heures de l'après-midi quand il commence à s'habiller en habit de lumières et retourne à sa condition terrestre, celle où on demande pardon pour ses erreurs, quand il enlève son habit de torero.»
Le 1er janvier, pour d'autres adieux à Zempoala, il avait, dit un chroniqueur, inondé la piste de bohème et de classe», et une naturelle avait «rendu fous les gens». Lui qui regrette de n'avoir pu toréer avec Balderas et Canitas balance sur les toreros d'aujourd'hui, qui «donnent seulement des passes, mais pas avec le cœur, ne connaissent que le derechazo et la naturelle». La fiesta est «en pleine agonie», la boulange veut «la sauver». Il a le sens du spectacle, de sa propre littérature et rêve de mourir «comme Manolete : sans être marié, sans famille, sans vieille bedaine, sans fils avec la rougeole.»



Jacques Durand


Paru dans Libération Janvier 2007




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