Rafael Guerra «Guerrita» l'orgueuilleux

Il y a cent ans le 15 octobre 1899 à Saragosse le toro de Jorge Diaz se nomme «Limón,» Citron, mais c'est Rafael Guerra «Guerrita» et son habit de soie plomb et or qui sont pleins d'amertume. Limon sera en effet le 2338ème et dernier toro combattu par le torero le plus complet du XIXème siècle, vaincu par l'animosité du public et par son amour-propre. Quelques minutes avant d'affronter Limon alors que Algabeño toréait, Guerrita avait entendu un spectateur lui crier : «Prends en de la graine». Il s'était retourné offusqué : «Moi, que j'apprenne quelque chose de ça!» Après la course, cet ogre de la tauromachie défensive dont la devise était : «Le toro, toujours le châtier», télégraphiera à son épouse Dolorès sa décision d'arrêter tout. Le 17, dans sa maison de Cordoue et au dernier coup de midi il mettra fin, à 37 ans, au règne despotique qu’il imposait à la tauromachie en se faisant couper la coleta par sa femme et devant ses amis à qui il distribue des morceaux de sa muleta. Il y aura des larmes, du vin de Montilla dans les verres et pour finir on dansera la Sevillana.
 Il n'abandonnait pas la corrida, c'était la corrida qui l'abandonnait.  Juste après la course de Saragosse, Guerrita, conspué depuis le début de la saison avait réuni ses péons pour leur dire en larmes : «Je ne m'en vais pas, on me chasse.» Mais même retiré, Guerrita le laconique continuera à coup de sentences zézayantes devenues célèbres d'exercer une sorte de dictature morale. A Cordoue le «Guignol solitaire» comme l'appelaient ses ennemis faisait la loi dans son club taurin du 19, rue Gondomar où, derrière une vitre, une de ses chaussures de torero était, comme le bras imputrescible de sainte Thérèse, livrée à l'adoration de ses fidèles. Guerrita y trônait tous les jours sur un grand fauteuil. Il suffisait qu'il avance une platitude comme : «Aujourd'hui il fait vraiment chaud» pour que ses adulateurs la reprennent à l'infini avec quelques variantes pour les plus audacieux : «Maestro il fait aujourd'hui vraiment chaud» ou «C'est vrai qu'il fait chaud» ou encore «Osù vaya calô» «Macarel quelle chaleur!»
Guerrita était autoritaire, sentencieux, suffisant et bref. Un jour, de jeunes toreros viennent lui demander conseil : «Maestro qu'est ce qui est le plus difficile à faire en piste?» Réponse: «Cracher.» On connaît son fameux jugement sur la hiérarchie taurine à son époque «D'abord il y a moi, après il n’y a personne et après personne Fuentes.» Il avouait cependant une grande admiration pour son aîné et concitoyen Lagartijo et avait ainsi remballé un aficionado qui le critiquait : «Pour parler de grand torero lavez vous avant la bouche à l'eau de Cologne.» En 1939 le jeune Luis Miguel Dominguín vient toréer à Cordoue. Guerrita se déplace pour le voir puis le reçoit chez lui et le complimente : «Niño tu m’as beaucoup plu, je ne peux que te souhaiter de devenir ce que je fus. Mais c'est impossible.» Même franc-parler avec les puissants. Il ne s'embarrasse pas de périphrases pour rétorquer au dit roi Alphonse XIII qui l’invite à jouer aux échecs : «Sire, je vous remercie, mais je ne joue pas à ce jeu de pédales.» Une autre fois alors qu'il est avec Alphonse XIII dans la calèche royale, il aperçoit un photographe Campua resté à terre. il apostrophe Alphonse XIII : «Toi le roi fais-moi grâce de te pousser un peu pour que celui-ci puisse monter.» 
Rafael Guerra est né à Cordoue le 6 mars 1862, année où comme le fait remarquer le psychiatre et écrivain taurin Claramunt triomphe en Espagne l'opérette «Si moi j’étais roi». Il n’est pas encore roi des toreros mais fils d'un tanneur qui deviendra bientôt concierge de l'abattoir municipal. Son parrain Pepete se fera tuer par le Miura Jocinero un mois après son baptême. Il devient d'abord banderillero comme il est d'usage à l'époque et acquiert vite sous le pseudonyme et de «Llaverito», «Le Petit Porte-Clés» une réputation qui dépasse celle du maestro pour qui il travaille et que l'on engage bientôt pour le voir lui, Guerra, planter des banderilles. Sur les affiches son nom est parfois imprimé en plus gros que celui des maestros pour qui il torée : Bocanegra «Bouche noire», Fernando Gomez chez qui il remplace le péon «Quatre Doigt». Les aficionados demandent même comme à Alcoy ou à Cordoue qu'il torée et tue des toros alors qu'il n'est que péon.
C'est Lagartijo pour qui il a banderillé qui lui donne l'alternative à Madrid le 29 septembre 1887. Il va alors avec une puissante tauromachie de jambes, puisque la tauromachie de bras viendra plus tard avec Belmonte, écraser toute la profession pendant une dizaine d'années et malgré les rivalités avec Espartero, Reverte, Fuentes, Algabeño, Bombita, Largatijo et Mazzantini. Il compte parmi ses exploits d'avoir réussi à faire jouer la musique des arènes de Madrid pour la faena du 2 mai 1890. On recense aussi dans sa légende la journée du 19 mai 1895 où il a en mano à mano, toréé trois corridas d'affilée. Une à San Fernando près Cadix à sept heures du matin, l'autre à Jerez de la Frontera en fin de matinée sur le coup de midi et la troisième à Séville en fin d'après-midi. Il tuera ce jour là neuf toros avec neuf estocades et un descabello. 
Guerrita a le pouvoir absolu. Sa prétention n’a d'égal que ses exigences financières exorbitantes mais lui contrairement aux toreros de son époque ne jette pas l'argent par les fenêtres. Il touche 6000 pesetas par corrida. Il se fait riche et propriétaire à Cordoue. Un jour il surprendra un jeune garçon maigre en train de manger des glands tombés d'un de ses chênes. Ce sont ses glands. Il l'engueule. Le jeune garçon, c'est le futur Manolete qui s'en souviendra longtemps et n'assistera pas à l'enterrement de Guerrita. 
Comme le tirage au sort n’existe pas, Guerrita choisit aussi ses adversaires, les plus petits, les plus jeunes, les moins armés, ou même épointés chez les éleveurs qui en arrivent à produire le toro qu'il demande. D'autres l'ont fait avant lui, d'autres le feront après. Ces privilèges finissent par dresser le public contre «ce tueur de bestioles» et provoquent la réaction de Reverte et Mazzantini qui imposent contre lui le tirage au sort des toros. On l'accuse aussi de se retirer à  l'infirmerie au moindre bobo, lui qu'un toro a failli égorger La Havane. L’année 1899 commence mal. A Madrid, le 16 mai son picador tue accidentellement un toro. La bronca est terrible, des oranges pourries tombent sur son orgueil. Un aficionado l'insulte : «Matador de singe!» Et Guerrita: «Et pourtant je ne t'ai pas tué toi.» 
Au cours de la saison il est sifflé à Bilbao, Valladolid, San Sebastian, Salamanque. C'est trop pour sa fatuité. Ses adieux brutaux à Saragosse font l'effet d'une bombe. La presse salue cet adieu «d'empereur» ; «L’astre-roi s’est caché dans un crépuscule volontaire. La nuit est tombée sur la tauromachie.» On dit aussi : «l'ultime maestro est parti», «il nous reste les pygmées de la coleta». Un journaliste l'interroge : «Vous ne regrettez pas votre départ?» Et lui, toujours aussi concis: «Moi ? Vous, oui!» Jusqu'à sa mort en 1941, il gardera dans sa bouche ce tonnerre à l'emporte-pièce et cette assurance plastronnante. On l'a vu, à la fin de sa vie fumant un gros cigare dans une église lors d'une messe. 
Mourant, ses enfants veulent qu’il enfile un pyjama pour recevoir dans son lit et lui: «Et à l'heure de mourir vous voudriez que je m'habille comme une tapette?»
Curieusement ses parents avaient aussi prénommé Rafael Guerra, macho parmi les machos, «Dorothée.» On dit juste ça comme ça. 


Jacques Durand


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