José Tomás, Barcelone, Séville, Madrid


Barcelone. Dimanche 22 Avril.
Andréas et Hector ont fait le voyage de Florianopolis au Brésil pour soir José Tomás toréer dimanche à Barcelone. Voir toréer José Tomás dans la Monumentale de Barcelone est l'un des morceaux de bravoure de l'année. En trois saisons et onze corridas, il y est sorti sept fois en triomphe. Andréas et Hector
font partis de la peña José Tomás qui s'est créée cet hiver dans la capitale catalane. Les dirigeants de la peña disent que la religion barcelonaise pour José Tomás est une réminiscence de celle pour Manolete dans les années 40. Barcelone expliquait le critique taurin et psychiatre Mariano de la Cruz aime les «toreros du corps». Du corps solennel, comme Manolete ou Tomás, ou du corps contorsionné, comme Chamaco au début des années 60. 
Dimanche à Barcelone, le prestige de l'affiche, avec Tomás mais aussi Finito de Córdoba et El Juli, a presque rempli les 19 000 places des arènes. Et José Tomás  a bien failli, une fois de plus, comme Finito et El Juli,  sortir «en gloire» sur le paseo de Gracia. Mais Tomás, contrairement à El Juli et à Finito trimballés a hombros, a snobé les déménageurs d'idoles. Il est sorti à pied. Pour se désolidariser des deux autres? Par insatisfaction professionnelle? On ne sait pas. Ce qu'on sait, c'est que José Tomás se prend pour José Tomás.
Par placement dans les cornes du toro, le plus souvent au centre de la piste, par la majesté rigoureuse de son style, par son héroïsme froid, la tauromachie de Tomás vise ouvertement au grandiose. Dimanche devant Funcionario, le stupéfiant Tomás a approché le grandiose dans un exercice de style médité et prémédité. Son quite par gaoneras, son début de faena au centre où, sans bouger d'un millimètre, il a de trente mètres attendu la charge de Funcionario, ses naturelles impassibles et données les mains très basses, ses suffocantes manoletinas finales ont frisé cette idée du sublime que ce magnifique torero traque avec son visage cireux. Sans, dimanche, l'atteindre vraiment. Selon Kant, le sublime est une émotion qui transfigure l'effroi, et Funcionario manquait trop de force, de caste, d'envergure physique et d'irrationnel pour provoquer le sacré, l'effroi et renvoyer cette faena émouvante vers la transcendance. Elle est retombée du coté de la virtuosité, ce qui n'est pas rien, ce qui n'est pas tout.
Séville. Samedi 28 Avril.
Les admirateurs madrilènes de José Tomás s'enfournent dans les AVE, les TGV espagnols, de la ligne Madrid Séville, pour voir leur énigmatique idole toréer à zéro à l'heure dans la Maestranza. Cinq heures aller et retour pour deux fois dix minutes de catalepsie. José Tomàs, torero du «flash», est de retour à Séville après son triomphe du 15 avril, le dimanche de la résurrection. Il affronte deux toros de Nuñez del Cuvillo et la figure de rhétorique préférée du sévillanisme militant et chauvin : le «si pero no», le «oui mais non». Le 15 avril, José Tomás était donc sorti sur les épaules par la fameuse  «porte du Prince», en mettant en mouvement l'anthologique, l'ontologique pinaillage sévillan, pour tout ce qui concerne les rites, mythes et usages locaux, dont l'ouverture de la porte du Prince. Les censeurs sévillans, gardiens de ses gonds, lui avaient reproché le peu d'envergure de ses toros. La musique avait, in extremis, honoré sa première faena, et, le lundi dans El Mundo, le critique taurin Carlos Crivell avait écrit que le succès exagéré du torero castillan  «discréditait» la porte du Prince. Le 28 avril, José Tomás enfonce le clou. Il coupe encore trois oreilles, ouvre à nouveau cette foutue porte et détraque la pendule des arènes, arrêtée à 19h35, à la minute même où il commençait sa funambulesque faena face à Falucino, 518 kg, bien armé. Quelques minutes avant, José Tomás avait mis les gradins debout et fait sonner la musique avec un bouleversant quite par chicuelinas. Puis, en tenant sa cape d'une main, il avait, au pas, en reculant, amené Falucino à la pique dans une torérissime mise en suerte. A 19h35, dans un silence sépulcral après deux passes hautes près de la barrière, il a, au centre, pris sa muleta dans la main gauche, détraqué l'horlogerie des arènes et suspendu 12000 paires d'yeux à sa magie. Après, on se souvient seulement qu'on s'interpellait dans les gradins et que les  «Olé!» chahutaient le vol des hirondelles. Falucino venait au pas, et les passes distillées une à une avec une tension onirique semblaient encore plus ralenties que tous les ralentis des caméras de télévision, exclus, ce jour-là, à sa demande. La musique lui a joué le paso doble Manolete, dont la solennité s'accordait avec sa tauromachie verticale. Il coupe deux oreilles. Quelqu'un lui crie : «Vive le roi!» Il en coupera une autre au compliqué Luminoso, 585 kg, après une faena gauchère, trop brève, très sincère, accrochée au début, plus templée sur sa dernière série de naturelles. Rien samedi ne semblait pouvoir pousser dans l'ombre écrasante de José Tomás. La machine sévillane à couper les cheveux en quatre s'est remise en marche pour contester l'oreille coupée à Luminoso. Est-ce que Tomás méritait trois oreilles et encore la porte du Prince? La question est oiseuse. La question qu'il faut se poser est celle-ci : peut-on à coup d'oreilles mesurer une telle intensité
Donc, pour cette feria de Séville 2001, José Tomás est sorti deux fois d'affilée par la porte du Prince. Seul avant lui, le torero vénézuélien César Girón avait réalisé cet exploit en 1954. Si, dans son ensemble, le public de la Maestranza a soutenu les succès légitimes du torero de Galapagar, la presse spécialisée dépêchée à Séville en a miné la validité à coups de perfidies. Ainsi l'ABC du 29 avril évoquant les trois oreilles coupées la veille par Tomás a parlé d'«hallucination collective». El Mundo titrera : «Qu'on ferme cette porte du Prince.» Thème repris dans le Correo de Andalalousia du 30 avril qui feint de craindre que la sacro-sainte real Maestranza ne se transforme en «arènes de charrette». L'article s'achève par : «Quelle honte messieurs!» Pour diminuer les mérites de José Tomás, on a entendu sur Radio Cope un journaliste affirmer que Séville aveuglée par Tomás, n'avait pas su calibrer à leur juste valeur les grands mérites de Victor Puerto et d’El Juli. Le 1er mai, la plaisante faena de Ortega Cano, une oreille devant un toro si obéissant que le critique Barquerito le qualifiera de «domestique», a été saluée en gras par le Correo de Andalousia comme «la faena de la feria».
Pour Menchu de Pablo Romero, aficionada sévillane et fille de l'éleveur, la presse se venge ainsi de son boycottage par l'ombrageux torero. Depuis un an, José Tomás fuit les journalistes, refuse toute interview et tout commentaire d'après corrida. Lui envoie son père qui, après le triomphe du 28 avril, affirmait : «Jamais deux sans trois, mon fils sortira encore lundi par porte du Prince.» Et le lundi soir après la blessure de son fiston toujours aussi muet : «Nous n'avons pu achever l'ouvrage avec une troisième porte du Prince, mais je crois que nous avons fait quelque chose.» 
Pour la presse, José Tomás est invisible. Judicieusement, l'écrivain Alfonso Ussia rappelait ce que, un an avant sa mort, lui avait dit Antonio Ordóñez : que Tomás était le seul qui lui rappelait sa propre tauromachie. Il rapportait aussi ce propos tenu par le sévillanissime écrivain Antonio Burgos, le mémorialiste de Curro Romero, disant que le Castillan Tomás était devenu un Sévillan né à Galapagar : «Nous, Sévillans, nous naissons où ça nous chante.»
Curro Romero justement. Au paramètre de la superficie médiatique et de l'inflation empathique, il est le triomphateur de la Feria 2001, même si, depuis sa retraite après le festival taurin du 22 octobre 2000, il ne risque plus un orteil devant un toro. Avec la première absence depuis 1959 du nom de Curro sur les affiches, le deuil sévillan du currorométisme a colonisé la presse. Doubles pages, chroniques, billets, numéros spéciaux, allusions, les médias ont exploité le filon en se déchirant la chemise pour, dans des lieux communs usés jusqu'à la corde, définir la Feria 2001 comme la «première feria du millénaire sans Curro». Le bon faiseur «La Puente» et le libraire Guerrero annonçaient l'argument de leur vitrine : «2001, première année sans Romero.» Pour ABC, la feria d'avril 2001 est un «trou», celui que laisse Curro Romero. Chaque jour un fascicule avec photos en couleurs a saucissonné en feuilleton hagiographique l'œuvre complète du Pharaon. Des articles prétextes genre «Sans Romero à la boutonnière» ou «Espartaco et le Romero» signalaient dans toute la presse l'assourdissante absence autour de Curro ou sa «présence invisible», dixit l'ABC. Sur les ondes de Onda Cero, le critique Filiberto Mira soulignait que la Feria 2001, en perdant Curro, avait perdu son idéal et racontait l'histoire de son voisin de gradin qui fermait les yeux et murmurait «olé» avant que Curro ne fasse une passe. Pourquoi ? «Parce que, les yeux fermés, je m'imagine la veronica de Curro et ça me suffit. Je n'ai pas besoin de voir son art pour croire en lui.» Curro lui, a été accablé d'hommages : oreilles d'or de Radio Nacional, Giraldillo de l'Association de la presse, céramiques à son nom dans les arènes. Il s'est rendu ou non à ses démonstratives obligations. On l'a aperçu le premier samedi de la feria dans la Maestranza mais a laissé sa compagne Carmen Tello dire qu'il craignait la foule et qu'il regarderait les corridas à la télévision. Dans «Curro, poème le vendredi saint,» le poète local José Antonio Garmendia a atteint les sommets de la boursouflure en proclamant qu'une corrida avec El Juli, José Tomás et Espartaco constitue une affiche mais que, sans Curro, c'est une corrida de «mensonges».
Madrid. Jeudi 17 Mai.
Jeudi, Las Ventas joue «En attendant Godot.» Godot, c'est-à-dire José Tomás qui doit y toréer le lendemain. Comme dans Beckett, la corrida mortifère de jeudi propose une vue imprenable sur le nada, en l'occurrence sur le rien taurin. Trois heures de rien, c'est beaucoup. Alors, le bon peuple lance des vannes. Pendant la cérémonie de confirmation et lors de la parlote de Cano à Castaño, une voix tombe du gradin du 8 : «Ah, là, il essaie de lui vendre la Mercedes». A la fin de cette turpitude à 5000 pesetas le tendido sol prix marché noir (30 euros), le mot qui court dans les pissotières de Las Ventas c'est «mañana». Demain, c'est-à-dire Godot, alias José Tomás. Le restaurant Puerta Grande, à la sortie des arènes, l'a écrit en grand sur un miroir: «La Tomatose avance.» Vendredi, José Tomás, absent de Madrid en 2000 parce qu'il refusait d'y être télévisé, revient dans son jardin. Las Ventas. Dans le passé, en douze corridas et novilladas, il y avait coupé treize oreilles et était sorti quatre fois par la Grande Porte. Le retour de José Tomás à Madrid élargit jusqu'aux oreilles le sourire des revendeurs de billets au marché noir : un premier rang à l'ombre se négocie entre 6 500 et 8 000 francs (entre 990 et 1220 euros). Le patron de la taverne Alberto, la plus ancienne de Madrid où toutes les tabernas sont les plus vieilles : «Tomás est un torero sec, comme Manolete.» La tauromachie de José Tomás pousse devant elle le fantôme de Manolete, le seul torero dont la photo orne sa salle d’entraînement tapissée de miroirs dans lesquels ce «torero de plomb», comme l'a baptisé un journaliste, traque la pureté du geste. On peut légitimement craindre que José Tomás ne finisse comme son héros sous les coups d'un toro.
Le contraire du torero sec n'est pas le torero mouillé. Le contraire du torero sec, c'est le torero qui zigzague entre les passes comme Morante de la Puebla en ce moment. L'Espagne, qui en connaît un bout sur la sécheresse climatique, aime le sec, les caractères. C'est ce sec qu'elle entend résonner dans le mot «casta», si dangereux à manipuler dans certains domaines, si précis en tauromachie où il se joue à quelques millimètres. Le courage sec sait se mettre à la portée de la violence des toros et la vaincre par le stoïcisme, par le «je ne reculerai pas d'un pouce, je n'emploierai pas de faux-fuyant, je serai obstiné et pur». La «casta.»
José Tomás, impavide et le visage blanc comme une fleur de cerisier et comme celui du samouraï doit l'être selon la tradition, est parti offrir ses fémorales et son existence à deux toros mansos et fuyards, les Puerto de San Lorenzo qui ne le méritaient pas. Sauf que, pour les inciter à attaquer, il fallait rester sans cesse dans leur collimateur. Devant Billetisto, le premier toro de la corrida qui a pourtant freiné des quatre fers dans la cape de Caballero, il avait mis d'emblée les choses en perspective en faisant dans le refuge du toro un quite de quatre gaoneras glacées qui signifiaient je ne suis pas venu là pour rigoler et d'ailleurs ici je ne rigole jamais. Cantinero, son premier toro, brindé au guitariste Vicente Amigo, avec cette phrase «la vérité nous unit», n'a qu'une envie : filer dare-dare à la barrière. Sa dangereuse couardise met en débandade la cuadrilla de Tomás qui commence sa faena par des statuaires près de la barrière, terrain où Cantinero se défend. Puis il l'amène au centre pour lui changer les idées mais Cantinero l'attrape violemment sur une naturelle avant de fuir. Tomás, en se croisant beaucoup, lui arrache quelques passes isolées. Cantinero finit sa vie de manso collé aux planches. Tomás le tue d'une estocade. Bronca au toro, ovations au torero qui salue. 
Velosico, 600 kilos, n'a guère plus de qualité. Il a des velléités de fuite. Il donne de violents coups de tête. 
La «folie» de Tomás est dans sa croyance absolue en la vérité efficace de sa sincérité taurine. Il attaque bille en tête sans chercher à corriger la brusquerie de Velosico avec des passes de châtiment. Il prend d'emblée la gauche et, à la deuxième naturelle, Velosico lui saute au visage. La faena est longue, intense et dramatique. Tomás échappe de peu à la cornade et on pense, quand le président sonne le premier avis, qu'il ne se passera rien de plus que ce débat heurté entre un torero d'un courage inhumain et un toro manso et brusque. Non. Une seconde faena commence. L'héroïque ténacité de Tomás a finalement joué. Il donne maintenant à Velosico deux séries de naturelles templées qui dressent les gradins. Il se profile pour tuer bien droit, rate l'estocade. Six fois il ratera l'estocade, six fois le public continuera à l'applaudir. L'ovation de Las Ventas le forcera à saluer.

Jacques Durand

Paru dans Libération Avril-Mai 2001


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