Le corps des Toreros mis en lumière

Les toreros  ont des corps en voie de concept, ils rabotent tout ce qui dépasse. Les  coups de corne qui martyrisent leur chair n’affaiblissent pas cette conceptualisation d’eux-mêmes. Au contraire, ils la renforcent, ils l’arment. Sous les coups des toros, ils se transforment en allégorie, en  représentation supérieure, en valeur que rien ou presque ne vient déliter. Ils se schématisent. Ils ne regardent pas si le toro les a démolis. «No pasa nada, dejadme solo.» Ça va, ça va, laissez moi seul. Ils sont imperturbables comme le lacédémonien sous la morsure du renard. En se délivrant des péons qui veulent les emporter vers la barrière, vers l’infirmerie, vers l’humanité normale, vers nous, ils échappent en fait à la condition commune. Ils affirment leur distinction, leur altérité sans  alternative, la réquisition d’eux-mêmes, l’évangile du «vous pouvez y aller, on n’est pas du même bois que vous», avec son despotisme implacable.
Comme Tomás à Madrid le 15 juin 2008, comme Perera le 3 octobre de cette même année, à Madrid encore. Perera, avec la folie gelée de son idée fixe  placardée sur son visage, impassible, de cire et avec son sang qui coule pendant que les spectatrices chics des premiers rangs, en Agatha Ruiz de la Prada, l’implorent d’aller à l’infirmerie puis cachent, d’angoisse, leurs yeux Lancôme derrière leurs mains baguées au vernis à ongle flashy. Les deux, Tomás, Perera, troués de toute part et, corps détruit et cœur indestructible, continuant à toréer, comme des abstractions archaïques, sans rien manifester, sinon cette extravagance énigmatique et sans excentricité bientôt en route vers les blocs opératoires ultra sophistiqués et les lumières bleus des ambulances.
Il y a des exceptions à ce verrouillage de l’être par le toreroAntonio Ferrera par exemple. Sa tauromachie de solliciteur. Il surligne.  Lors de ses très glorieux tours de piste on a l’impression de voir un orphelin, l’œil humide, toutes mimiques dehors, à la recherche frénétique de familles d’accueil. Aimez-moi ! Voyez tout ce que j’ai fait pour vous ! Trop fait, souvent. Ou Padilla avec le fracas de sa bonne grosse spontanéité, de ses grosses ficelles dzim bam boum, et accomplissant, à Béziers, une vuelta en faisant signe aux siens, avec le pouce et l’index, que, ici, ça sentait bon les pépètes. Les mimodrames de son moi, la redondance de lui même débordant largement de ses costumes de lumières, pourtant déjà avantageusement personnalisés. Ou encore Javier Conde et l’étalage de sa pompière théâtralité. Trop beau pour être vrai. Pas assez vrai pour être beau.
Ou Morante le magnifique. Ce qui transparaît derrière ses faenas erratiques, ce n’est pas le constructeur, le producteur, c’est lui-même comme subjugué par  l’émanation puis l’évaporation de lui-même par lui-même, lui-même comme auteur éphémère de lui-même ou de ce qu’on croit être lui. Un battement d’aile, une palpitation. «Aleteo» disent les sévillans, «El Angel.» Un jour, au Puerto de Santa Maria il demandera à ses aides quel remate il avait réalisé. Le souvenir qu’il aurait pu en avoir ? Envolé. On pense, -à tort qui sait ?-, deviner tout de Denis Loré  et de son histoire dans sa dernière vuelta à Nîmes, celle de ses adieux et du deuil de son père, avec son habit de torero amoché par un toro, comme sa carrière le fut par la poisse. Derrière son grave visage bouleversé, les œillets de sa ville tombent sur sa démarche prolétaire, lourde comme son cœur et  sans chichis comme sa façon de toréer. Mais, en général, l’ordre tyrannique du toro balaie les symptômes d’une intimité et transforme les toreros en icône ou en totem intangible.
José Tomás : au fur et à mesure que les toros le détruisent, son excès construit sa vertu. L’orthodoxie de l’absolu qu’il met en œuvre, la radicalité de son entité effacent son identité. On plaque sur son rigorisme des images phantasmatiques. On l’imagine en Robespierre du toreo : «Quiconque n’est pas maître de soi est fait pour être l’esclave des autres.» Ou, mieux, en Saint Just à la Convention : «Je méprise cette poussière qui me constitue et qui vous parle.» De la poussière, justement, Tomás, en fait le moins possible. Comme on le dit des mystiques il paraît, isolé à la barrière, avoir «jeté le monde derrière soi». Cette force lui permet de vaincre même l’attente qu’on a de lui. Non seulement il la comble mais, dans les grandes occasions, il la surpasse. Les toreros sont jeunes, parfois très jeunes mais n’ont pas d’âge. Quelque chose en eux est intemporel, brise l’état civil. S’ils sont âgés, Curro Romero avant son arrêt, l’idée du suranné ou du vieillot ne s’attache pas à leur silhouette. Ils peuvent être anciens, pas vieux. Ce quelque chose c’est leur office, le sérieux dont ils l’habillent, le culte cuit et recuit qu’on leur voue et ce que nous, les voyeurs, attendons d’eux et plaquons sur eux. Se souvient-t-on d’El Viti comme d’un jeune adolescent vêtu de lumières ? Jamais. Pas imaginable. Pas de souvenir de ça. On cherche. Ordóñez en gamin qui torée ? Pas plus. Manolete avait 30 ans quand il est mort et était hors d’âge, comme déjà mort, lorsque Islero l’a tué à la sortie d’une estocade.
Les toreros jouent aussi avec leur âge. Ils  y entrent, ils en sortent. Ils ont 18 ans puis la seconde d’après, ils ne l’ont plus. Avec cet air qu’ils se donnent ils maintiennent la distance avec l’autre, nous. Sauf accidentellement par éclair, quand, dans la contre piste, ils se confient à de vrais intimes. Le masque, alors, se défait, brièvement. Ils peuvent rigoler, dire trois trucs que les confidents accueillent toujours en acquiesçant.  Moment rare. L’image compassée que le torero se colle est un totalitarisme  qui aveugle. On ne peut l’imaginer autrement. On ne peut l’imaginer dans la vie courante. On ne l’imagine pas bricoler des étagères chez lui, pêcher à la ligne, danser en boite, se curer le nez. Les toreros ne se curent jamais le nez, ne se mouchent pas, n’éternuent pas plus qu’ils ne baillent. Quand on les voit jouer au football pour une cause qui fait causer, une gêne s’installe. Comme les statues ils gèrent leur corps au millimètre, ne le laissent pas se répandre en humeurs, en déjections. Certes, ils crachent mais ce n’est pas exactement un crachat, encore moins une expectoration. Ils dégurgitent le contenu de leur gobelet avec une sorte de solennité corsetée comme  les dégustateurs de vins. Ils rejettent, ils refoulent cette eau parce que leur corps est étanche, jamais poreux, minéralisé, fermé à toute absorption. Ce crachat simulé est une figure, un trope de leur emploi, au sens de rôle où le théâtre emploie ce mot, un code. Ce crachat, ni sécrétion ni salivation, et qui n’en est pas un a été patiné par la coutume et gicle selon l’étiquette. Il s’agit  moins de rafraîchir une gorge asséchée que de  renforcer l’archétype, l’image sainte. Les toreros boivent dans  leur gobelet et crachent comme ils prient et se signent. Selon la convention.
L’impérieuse conscience d’eux-mêmes, ce goudron, les recouvre. Mais, un geste, les aléas du combat, un toro peuvent fracturer ce béton. Ils deviennent alors des oxymorons, des solécismes. Ils sont impassibles passionnément, pourtant, le temps d’une passe, les voici déshabillés,  à nu. Leur syntaxe déraille, le concept se casse. À Mexico, David Silveti s’effondre en larmes au cours d’une sublime naturelle  face à un toro qui s’appelait «Mar de Nubes». Trop d’émotion. Trop de fleur de peau. Trop de cœur brisé. Trop de tout et l’armure, fendue. Puis des problèmes neurologiques ; impossible de toréer. Quelques années plus tard, suicide. Un coup de calibre 38 dans la tête, tiré de droite à gauche, dans sa chambre d’enfant, sur son lit d’enfant et un petit mot : « esto ya no es vida »

Jacques Durand

Texte de 2009 accompagnant le livre de photos d'Anne Deniau "Mírame!"
Edition Atlantica




Tableau Abelardo