Nîmes, La Feria 75


Au théâtre du Temple de Diane dans les jardins de la Fontaine «La Compagnie des Arènes» donnait l’inévitable «La guerre de Troie n’aura pas lieu» et chaque année ou presque elle n’avait pas lieu. Comme le placardait en gras chaque année l'inéluctable titre  du grand quotidien local une vedette de la chanson était venue «enflammer les arènes»  ou, variante, «le vieil amphithéâtre». Nana Mouskouri ? Dutronc ? Petula Clark ? Nana Mouskouri, enflammer les arènes, vraiment ? Et, comme chaque année, on avait bravement pégoulé  le long des boulevards Victor Hugo et Amiral Courbet : chars, majorettes, tricots de peau, fanfares. Chaque cinq minutes sous leurs cuivres le lion mourait ce soir dans la jungle, terrible jungle. Le lion mort on allait attaquer la gazelle dans les bosquets sous la tour Magne. La feria 75 à Nîmes aurait dû ressembler comme une sœur et comme une faena de Niño de la Capea à une faena de Niño de la Capea  à celle de 74. Elle avait simplement un an de plus et nous aussi ce qui ne comptait pas vraiment, pas encore. Mais voilà la feria 75 n’a pas été  comme les autres. Le samedi Simon Casas prenait l’alternative. Cérémonie inouïe.
Des alternatives à Nîmes on n’en avait jamais vue à part celle des zincs : «Ricard ou 51 ?» Les initiés expliquaient le coup. Alors le chef de lidia il lui tape dans le dos, il lui dit trois mots, il lui donne les trastos. Les quoi, et bé la mulete, on dit la mulete, et l’épée de verdad. Les vrais aficionados disent «l’épée de verdad» en faisant entendre le d final. Et ça se passe quand ça ? Au troisième toro ? Non, au premier. Mais le premier toro c’est pas pour le plus ancien ? Si mais là non. On n’y comprenait rien. Et c’est valable ça une alternative en France ? Ce serait pas juste un coup de pub ? C’est que le Simon il sait y faire. Et il pourra toréer en Espagne comme matador ? Certains jurent que oui, d’autres que non, les sans opinion remettent la tournée. Et des matadors français combien il y en a eu ? Ceux qui ont vu le jour avec un abonnement à Toros dans leur berceau et tètent Paco Tolosa le savent : Trois. Félix robert, Pierre Pouly et celui là là dont parle Antoine Blondin et Belmondo dans «Un singe en hiver», là, j’ai le nom au bout de la langue. Schull ! C’est ça Pierre Schull. Dans l’hiver les clubs taurins locaux ont fait pression sur Ferdinand Aymé pour qu’il  programme le machin alternatif de Simon Casas, quatrième français à devenir matador, commutateur de tous ces nîmois qui veulent devenir toreres. On dit aussi toreres. 
Il porte l’espoir qu’on les prennent au sérieux. «On», c'est-à-dire avant tout les nîmois eux-mêmes, les ricaneurs de toujours, ceux à qui on ne la fait pas, la presse locale spécialisée ou non, les marchands des halles, les aficionados du «Prolé», les chemisettes Lacoste de l’Imperator, les purs, les impurs, les hybrides, les «pattes d’eph» et les autres. Donc Simon Casas s’habille en torero dans un habit de lumières neuf noir et or dans une chambre de l’Imperator, hôtel des toreros. Il arrive d’Andalousie. Il a un apoderado qui fait brailler des chansons espagnoles dans sa bagnole. Il a bien fait les choses, il les dit encore mieux. Dans la pièce, des amis, des représentants de la presse nationale, on ne dit pas encore des medias, un stress à couper au couteau. Trop sans doute. Pression, dépression. Echec de Simon casas. Ecroulement, désastre. Les sifflets sont plus que durs. Une sorte de haine est tombée sur lui. Constat des plus compréhensifs à la sortie de la corrida : un français ne peut pas être torero. On s’en doutait, on n’osait pas le dire, tout ça est affaire d’Espagne , d’espagnols ,de souliers cirés, de grosses voitures américaines, de botijos que tu sais pas y boire et que tu t’en mets partout, de tissus en coton  à carreaux marrons noués en paquet et introuvables chez «Raphael habille bien», de gomina, d’eau de Cologne Heno de Pravia, de horchata de chufa, de tricornes noirs en carton bouilli, de gourde Las 3 ZZZ et de cure-dents. Les aficionados qui retournent le soir aux arènes pour une novillada nocturne ont  leur religion faite. Cette histoire des toreros français est une  baliverne. Les proches, les amis des Casas, Jaquito, Pascal, Chinito, El Andaluz, regardent leurs chaussures. Des boots. Si on allait plutôt s’empéguer comme il se doit ? Deux heures plus tard tout le monde ressort en rabachant jusqu’au délire le nom de celui qui vient dans la nuit de les éblouir. 
Il se nomme Christian Montcouquiol, il porte un costume rose et blanc, il se fait appeler Nimeño II, il est le frère d’Alain, il est jeune, nîmois, débutant, novillero, il ressemble vraiment à un torero, il vient de couper 3 oreilles et de rivaliser y compris aux banderilles avec Luis Francisco Esplá dont toute l’Espagne bruisse. En quelques heures la feria a changé de héros comme un cavalier saute au cirque d’un cheval à l’autre. Dans les jardins de l’Imperator où il vient de tenir une conférence de presse Simon Casas tire vite les leçons de sa chute.
De sa douleur intime il ne dira rien sauf à ses proches. Ce métier n’est pas fait pour lui ou lui pour ce métier. Il va se battre sur d’autres fronts. Rideau. Au même moment au bas du boulevard,  Christian Montcouquiol est comme à l’autre bout du monde. Il sort en triomphe avec Esplá et Macandro, entre à l’hôtel du Lisita. Embrassades, accolades. A deux cents mètres de là le mot «Fin» apparaît sur l’écran du cinéma Majestic. Pas grand monde dans la salle. Aller au cinoche un soir de feria ! 
Le film était pourtant espagnol. Il parlait de toros et de fatalité : «Yo he visto a la muerte.»

Jacques Durand

Texte publié dans Faenas 2007


Tableau Giovanni Bellini "La Fête des Dieux"